dimanche 10 janvier 2021

7. En quel sens l'en soi n'est-il pas inconnaissable? Hegel devant Kant, et quelques remarques sur l'anti-hégélianisme de Max Weber

Lectures préalables

R. Aron, La Philosophie critique de l'histoire, Vrin, 1969, Préface et introduction.

J. Habermas, "La théorie de la  rationalisation chez Max Weber", Théorie de l'agir communicationnel, trad. franç. vol. 1, p.159-281, Fayard.

P. Raynaud, "De Hegel aux sciences sociales", Max Weber et les dilemmes de la raison moderne, PUF, 1987.

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A/ Introduction

(Enregistrement de l'exposé)

Une séance de récapitulation et de transition pour réarticuler Hegel, Brandom, et la  question de la raison à l'horizon des sciences sociales.

Quatre temps:

  • Qu'a-t-on obtenu au terme des trois premiers chapitres de la Phénoménologie de l'esprit? Les enjeux de la réfutation de la distinction kantienne phénomène / chose en soi.
  • Comment s'ouvre chez Hegel l'horizon d'une philosophie substantielle de l'histoire (Geschichte)? Son horizon théologique, et ce qui est conservé de cette position quand Marx en remet le processus dialectique "sur ses pieds". Le lien intrinsèque de cette philosophie de l'histoire avec le concept inédit de l'expérience développé dans l'Einleitung. Les avantages et le coût de la lecture de Brandom à partir du concept vulgaire d'expérience (l'apprentissage par essais et erreurs).
  • Max Weber : une vision antimétaphysique du processus de rationalisation comme processus "total" en Occident voir comme "sens de l'histoire". Son fondement dans l'école historique allemande, et dans le néokantisme. La sociologie wébérienne comme anti-hégélianisme.
  • Brandom nous ouvre-t-il la perspective d'un autre Hegel en amont de l'anti-hégélianisme de Weber? La critique de Weber par Habermas, et ce que peut apporter la conception pragmatiste de l'objectivation chez Brandom, et sa lecture de Hegel en réaliste modal.

B/ Ce que Hegel pense avoir établi touchant les fondements métaphysiques de la position kantienne dans les trois premiers chapitres de la PhE, et le nouvel horizon de la conscience de soi

1. Le sens de la contestation de l'inconnaissabilité de l'en soi dans l'Introduction de la PhE. Rappel:

  • Il ne peut pas y avoir de critique préalable de ce qui sert à saisir la vérité: la connaissance ni un outil ni un filtre. L'"en soi" ne s'oppose pas au "pour moi", l'en soi est pour moi. Hegel est  post-kantien en ce qu'il réfute l'indépendance ontologique de la chose en soi comme de toute vérité ou Absolu séparés de la connaissance (PhE, p.117).
  • Ce qu'on juge d'habitude être une simple apparence de savoir est l'apparition du savoir. On ne peut donc  se proposer que d'"exposer le savoir dans le processus de son apparition phénoménale" (PhE p.119), jusqu'à ce que la totalité réfléchie de cette apparition phénoménale manifeste l'essence. Exposer ce processus, c'est exposer la "science de l'expérience (Erfahrung) de la conscience" (PhE, p.127-128). Les moments du Tout (du Vrai, de l'Absolu) ne sont donc que des figures de la conscience.
  • Sur le chemin de l'en soi, ou de l'objet vrai, la conscience, certaine au départ, perd nécessairement sa vérité: c'est un chemin autant de doute objectif (scepticisme) que de désespoir subjectif (tragique, car une conscience meurt nécessairement à soi en atteignant le concept de l'objet). Mais c'est en même temps le chemin des figures véritables de la "culture" (Bildung) (PhE, p.120), car la conscience devient toujours plus cohérente avec elle-même en étant toujours plus objective.
  • Pour nous qui connaissons quoique de façon seulement formelle, vers quelle fin tend ce processus (le Vrai, le Tout comme Absolu), notre point de vue est celui du narrateur omniscient du "roman de formation" (Bildungsroman) de la conscience. Mais c'est la "conscience malheureuse" qui passe par tous les degrés du désespoir qui lui donne son contenu concret, et qui est l'héroïne du roman. Il faut donc opposer le point de vue du "pour nous" et celui du "pour soi", qui ne coïncident qu'à la fin dans le "savoir absolu".
  • La négation double qui se manifeste dans ce processus (eu égard à une "figure" périmée de la conscience et à une version périmée de l'objet) est en même temps la détermination véritable du contenu conceptuel. (Omnis) determinatio est negatio (duplex).
  • Enfin, le moteur du processus (entre certitude et apparence pour soi, et vérité-objectivité de l'en soi) est une oscillation "dialectique" (PhE, p.125) entre: a) ceci qu'il y a quelque chose "pour une conscience" (ce à quoi se réfère un savoir en le distinguant comme son objet); et b) distingué de ce savoir, c'est-à-dire du simple concept de l'objet et posé comme étant en soi, la vérité dudit savoir. Mais cet en soi (cf. la thèse anti-kantienne initiale) n'a jamais été qu'un en soi pour moi! Aussi a) le critère de la vérité est-il toujours interne à la réflexion de la conscience en tant qu'elle se rapporte à ce qui est en soi pour elle; b) et chaque fois que son savoir se modifie dans et par cette comparaison, l'objet se modifie aussi: "un nouvel objet vrai surgit" (PhE, p.125) et, du même coup, avec ce nouvel objet qui apparaît "dans le dos" de la conscience, à son insu, (PhE, p.127 et Encyclopédie §25) surgit une "nouvelle figure" de cette dernière, etc.
2. À la fin du chapitre 3, comment ce dispositif spéculatif est-il venu à bout des principales thèses de la Critique de la raison pure?

La position de Kant est recentrée sur l'opposition entre le phénomène et la chose en soi: cette dernière est pensable mais pas connaissable, tandis qu'il n'y a de connaissance possible que lorsque ce que nous conceptualisons nous est d'abord donné dans l'intuition sensible. La distance infinie entre le sujet et l'objet, c'est que le sujet transcendantal légifère sur l'expérience possible. La matière réelle particulière de cette expérience lui vient du dehors. L'entendement kantien est juste un moment de la vie de la conscience connaissante, et il suffit alors de l'accompagner dans sa dialectique, jusqu'au point où il rencontre une incompatibilité interne.
Hegel suppose que le contenu effectif concret de l'entendement kantien, c'est de fonder la physique newtonienne. Le moment-clé, c'est d'interroger la loi non plus dans le registre de l'explication causale, mais de sa force modale (de la nécessité). Du coup, le rapport entre chose en soi et phénomène devient un rapport de fondement (essentiel) à manifestation (nécessaire), puis de conditionnant à conditionné. Soit ce fondement est redoublement tautologique, soit il est pur inversion du phénoménal. Dans les deux cas il n'est fondement de l'objectivité de l'objet que dans la mesure où il est la forme in rebus de la réflexivité même de l'entendement. Dans l'objectivation, l'entendement "ne fait que faire l'expérience de lui-même" (PhE p.185).
Ainsi le critère de la vérité objective est-il bien interne à la réflexion de la conscience qui se rapporte à ce qui est en soi pour elle (cf. le dernier point de la liste supra). Sauf que désormais, ce qu'elle trouve devant elle comme objet, c'est un "univers" totalement régi par le jeu totalisant des forces. En tant que ce jeu rend nécessaire la manifestation phénoménale des objets, il présente comme en miroir à l'entendement sa propre réflexivité, dans toute son universalité différenciante et absolument concrète. Mais prenant conscience de cela, l'entendement prend conscience non sa propre réflexivité, mais de l'objectivité de sa propre réflexivité: que "non seulement la conscience de la chose n'est possible que pour une conscience de soi, mais aussi que seule cette dernière est la vérité de ces figures" (PhE, p. 185). Idéalisme objectif.
Toutefois, et ce sera l'objet du développement spécifiquement consacré à la raison, il n'y a pas encore identité, sinon formelle, entre la conscience et la conscience de soi. Il y a bien une raison universelle, mais c'est la forme de la connaissance du tout des choses. La conscience de soi a émergé, au sens d'une "vérité de la certitude de soi-même" (PhE p.187), encore qu'on ne sache pas encore ce que sait cette conscience "se sachant elle-même" (PhE p.186). Mais un nouvel objet est aussi apparu "dans le dos" de cette conscience réflexive, qui ici n'est rien d'autre que la Nature (et la vie), l'univers, un nouvel en soi, mais totalement, réellement et infiniment concret.
Remarque: dans cette analyse, Hegel identifie noumène et chose en soi, contre Kant. C'est par là qu'il débusque la fausseté de la position épistémologique d'un sujet transcendantal. Il s'intéresse aussi beaucoup moins à la diversité des catégories de l'entendement qu'à l'unité transcendantale introduite par le Je (de l'aperception). Plus aucun besoin d'un moyen terme comme l'imagination ou le schématisme entre le sensible et l'intelligible.

C/ Critique de tout criticisme et philosophie de l'histoire-processus (Geschichte)

1. Hegel a pensé qu'en éliminant à la racine l'argument criticiste, la vérité ne pouvait plus de décider que dans le conflit des consciences objectivantes, c'est-à-dire dans un processus historique, où l'histoire  est redéfinie et devient là où se manifeste asymptotiquement la vérité (théodicée). Brandom: la lutte pour l'autorité épistémique, la revendication de détenir la vérité, enjeu d'arrière-plan de la dialectique de la reconnaissance.

2. Le coût spéculatif de cette idée: l'histoire est un processus où l'esprit s'avère, elle a un "sens objectif". Même si on remplace l'esprit par le collectif humain (Marx), cette structure demeure. Heidegger: Geschichte / Geschick / Schicksal, plutôt que téléologie. Si les hommes veulent se faire reconnaître en raison le bien-fondé de leurs actions, la justesse de leurs revendications, alors il y a toujours plus que de la contingence dans l'histoire. Il y a une vocation du contingent  à manifester la nécessité, et cela "doit" se traduire par une forme d'ordre interne au processus historique. C'est ce qui guide l'analyse de l'action chez Hegel.

D/ Le retour du criticisme dans la philosophie critique de l'histoire-science (Historie), et l'anti-hégélianisme de Max Weber au fondement de sa sociologie

1. Hegel comme repoussoir paradoxal de la grande hypothèse du processus historique de rationalisation à l'œuvre en Occident. Weber et l'école historique allemande: contingence, empirisme et refus des "lois de l'histoire". Weber et le néo-kantisme: un nouveau criticisme pour penser les sciences historiques?

2. La réaffirmation d'un sujet autonome à qui la totalité objective en soi est inconnaissable. Le décisionnisme de Weber en épistémologie et en politique. Weber serait-il finalement irrationaliste? L'objection de Habermas. Weber a-t-il vraiment surmonté l'argument anti-kantien de Hegel?

E/ Conclusion: l'approche pragmatiste de Brandom permet-elle de retrouver Hegel dans le processus wébérien de rationalisation en Occident?

Habermas et la "rationalité communicationnelle" en plus de la rationalité instrumentale. Rendre rationnel le décisionnisme, et conserver l'option néokantienne subjectiviste anti-hégélienne, mais faire en sorte que la science gagne la "guerre des dieux".

Une hypothèse sur Brandom: Habermas ne ferait que la moitié du chemin. Il réduit l'opposition entre comprendre et expliquer, entre l'ordre du sens et l'ordre causal. Mais il n'arrive pas à en penser l'intrication essentielle (soit l'identité hégélienne du sujet et de la substance). La lecture par Brandom de la Phénoménologie de l'esprit en termes de réalisme modal, moyen de rendre concevable et surtout opératoire ce rapprochement des deux séries?