dimanche 13 décembre 2020

6. Lecture de "Force et entendement". D'un idéalisme qui ne serait pas transcendantal (ni donc, non plus, un réalisme empirique), mais un idéalisme objectif (corrélatif d'un réalisme conceptuel).

 Lectures préalables

G.W.F. Hegel, " Force et entendement. Phénomène et monde suprasensible", Phénoménologie de l'esprit,  chapitre III, trad. J.-P. Lefebvre, GF, p.157-186.

G.W.F. Hegel, La longue remarque après la section "Le fondement formel", ainsi que le chapitre "Le phénomène", in Science de la logique I, 2. La logique de l'essence, trad. P.-J. Labarrière & G. Jarczyk, Aubier, 1976, p.111-116 et p.178-198. 

R. B. Brandom, A Spirit of Trust, chap. 5, ""Force" and understanding - From object to concept: the ontological status of theoretical entities and the laws that implicitly define them" et chap. 6, "Objective idealism and modal expressivism", p.169-231.

Références

A. Dumont, "Le monde à l’envers selon Hegel. Réflexion sur la « scène » de l’entendement dans la Phénoménologie de l’esprit", Phantasia 2, 2015, en ligne.

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A/ Introduction

(Enregistrement de l'exposé)

1. L'opacité du texte: un jeu littéraire avec Le Monde à l'envers, du poète romantique et "ironiste" Ludwig Tieck? Les vertiges théâtraux de la représentation spéculaire/spéculative (de l'intérieur des choses à l'intériorité des esprits). Du tourbillon des perspectives à la réflexion totalisante: in vino veritas.

2. Buts négatifs du chapitre. Contre Kant: penser la conceptualisation (= la conscientisation réflexive) des objets en évitant l'opposition de la chose en soi et du phénomène, mais aussi le recours au schématisme "entre" sensibilité et entendement: le moyen-terme est syllogistique. Non pas fournir à Newton la métaphysique qui lui manque, mais remettre Newton à sa place du point de vue philosophique. Plus généralement: donner le vertige à la pensée "par représentations", mais en transformant ce vertige même en ivresse de la conscience de soi comme identité, d'abord vertigineuse, du concept et de l'objet.

3. Dans "La doctrine de l'essence" de 1813, reprise et radicalisation de "Force et entendement": du simple monde phénoménal à l'univers de la Raison. Est-ce compatible avec la stratégie de "redescente sémantique" de Brandom? Phénomène ou "révélation": la théologie sous-jacente de Hegel.

B/ De la dialectique de la perception au "jeu des forces"

1. Dialectique des "matières", de leur "médium" et de l'"Un" (formel) de la Chose perçue.

2. Ce qui surgit dans le dos de la conscience "perspectiviste" qui tournoie autour de la Chose: un nouveau critère d'objectivité de l'objet qui intègre forme et contenu. C'est la force.

3. Mais la force est du côté de l'en soi, "devant" l'entendement. Elle se dédouble alors à nouveau dans ses mouvements d'expansion dans les différences et de rétraction unificatrice qui sont chacun des mouvements "autonomes".

4. Il n'en reste pas moins que la force est devenu le véritable objet pour l'entendement (un univers, c'est ce que tient ensemble une même force, ou un même jeu de forces). Notes sur la force après Newton.

C/ Emergence du "suprasensible" moderne

1. Naissance du phénomène au sens scientifique moderne: son corrélat, une autre idée du suprasensible. La possibilité d'un arrière-monde (de Hegel à Nietzsche). Swedenborg et la Schwärmerei. Le glissement décisif: de l'explication causale par les lois à la nécessitation de l'ordre de la nature.

2. Le bon suprasensible, c'est le phénomène en tant que phénomène. Mais alors, c'est la différence réfléchie qui apparaît à la conscience dans la conscience même qu'elle a des phénomènes! Elle est au bord de s'y reconnaître, et de passer de l'idéalisme transcendantal à l'idéalisme objectif. L'en soi pour elle est presque l'en soi pour soi (et pour nous). Sauf qu'elle n'a que le concept (abstrait) de la loi.

D/ Du simple "concept" de la loi au "monde inversé"

1. Dialectique de la loi (universalité, particularité, singularité). Sauf que c'est désormais l'entendement qui réfléchit, et l'objet qui est réfléchi.

2. La discussion de la loi de la gravitation (F = 1/2 mv², avec v = d/t). Signification de la référence de Hegel à l'électricité: loi de Newton (1687) et loi de Coulomb (1785): pourquoi le dédoublement négatif/positif? Critique du caractère "superficiel" de l'explication physico-mathématique, qui n'arrive pas à énoncer une modalité aléthique, une nécessité réelle.

3. Dédoublement de la force, dédoublement de la loi dans l'entendement, nouvelle figure du suprasensible ("Le monde à l'envers", négation de la loi simple). Que ce second supra-sensible n'est qu'un monde anti-sensible, figé par la réification absurde de différences représentationnelles. L'échec ultime de tout kantisme: l'en-soi est un phénomène caricatural: un exemple, le caractère intelligible dans la Critique de de la Raison pure A538 (Dialectique transcendantale, chap.II, section 9, §3), et sa lecture par Schopenhauer.

4. Le saut dans la conscience de soi, quand la conscience se reconnaît enfin elle-même dans la réflexion des moments de la chose. La légalité rationnelle est celle du phénomène en tant que phénomène, et cet "en tant que" est autoposition par la conscience (de soi) de l'objectivité de l'objet.

E/ Conscience de soi et réflexivité de l'essence dans la Science de la logique de 1812-1816

Comprendre ce passage de la Phénoménologie à partir du système achevé: "La doctrine de l'essence" (1813) et la réflexivité. Pourquoi est-ce plus clair? Retour sur l'épistémologie de la force et la tautologie de l'explication par une vis dormitiva. Trois notions plus déterminées (plus explicites) qui manquaient dans "Force et entendement" (où elles étaient implicites): Fondement-condition, essence/existence et univers. Mais aussi la notion de "révélation" théologique (c'est l'être-Dieu qui se montre absolument).

F/ Conclusion: l'appropriation du chapitre III de la Phénoménologie par Brandom, premières indications.

1. Le risque pris par Hegel dans son rapport à l'objectivité scientifique positive: pourquoi l'idéalisme transcendantal paraît plus convaincant.

2. Pour sauver Hegel: articuler réalisme modal et réalisme conceptuel. Isomorphisme entre les relations modales aléthiques et les relations normatives déontiques (soit entre "substance" et "sujet"). L'articulation entre l'expérience au sens banal et la stratégie brandomienne de "redescente sémantique".

3. Lire Hegel comme l'inventeur prescient de la sémantique qui manque ... à l'épistémologie de sciences qu'il ne pouvait pas connaître! L'essence de sa modernité "pour nous", selon Brandom: son idée de la Raison, autrement dit son expressivisme modal, mais pas de la science ou de la scientificité. A explorer désormais: le lien de cette idée de la Raison à la sémantique holiste de l'action et à une conception inédite du social.


dimanche 29 novembre 2020

5. Lecture de "La certitude sensible" et de "La perception"': De Hegel à Brandom par Sellars (Pierre-François Mouraud)

 Lectures préalables

G.W.F. Hegel, « La certitude sensible », « La perception », Phénoménologie de l'esprit, trad. J.-P. Lefebvre, GF.

R. Brandom, « Immediacy, generality, and recollection: first lessons on the structure of epistemic authority », « Understanding the object / property structure in terms of negation: an introduction to Hegelian logic and metaphysics in the perception chapter », A Spirit of Trust, Cambridge: The Belknap Press of Harvard University Press, 2019.

Références

Sur Sellars, voir l’article de Mathias Girel dans Laugier, Sandra, et Sabine Plaud, La philosophie analytique. Paris: Ellipses, 2011.

Brandom, Robert. From empiricism to expressivism : Brandom reads Sellars. Cambridge, Massachusetts: Harvard University Press, 2015.

 Sellars, Wilfrid. Empiricism and the philosophy of mind. Cambridge, Mass: Harvard University Press, 1997. (à compléter si besoin par Bandini, Aude. Wilfrid Sellars et le mythe du donné. Philosophies. Paris : Presses Universitaires de France, 2012. https://www.cairn.info/wilfrid-sellars-et-le-mythe-du-donne--9782130592013.htm)

Sur les rapports entre Kant, Hegel et Brandom sur la sensation et la métaphysique de l’objet : Redding, Paul. Analytic philosophy and the return of Hegelian thought. Modern European philosophy. Cambridge, UK  : Cambridge University Press, 2007.

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(Enregistrement de l'exposé)

A/ Après la pompe spéculative de l’introduction, comment entre-t-on dans la Phénoménologie de l’esprit? Comment passe-t-on de la certitude sensible à l’Entendement c'est-à-dire du ceci sensible au Concept? 

1.     On n’a ici ni une théorie des facultés (Kant), ni un traité sur la substance (Spinoza). La conscience commence son chemin. Mais ce chemin de la conscience, c’est donc à la fois tout ce que la conscience appréhende comme insuffisant. Mais c’est en même temps la forme réflexive de cette conscience qui change. (Omnis) determinatio est negatio (duplex).

    Dès lors, pour nous, le ceci sensible immédiat est certes un premier degré d’expérience de la conscience, mais c’est aussi un mouvement de l’absolu auquel est confronté la conscience comme incarnation la plus directe. Autrement dit ce n’est pas un véritable « point de départ », c’est plutôt le point le plus éloigné de l’absolu à rejoindre. 

    Pour la conscience, ce qu’elle peut penser, elle peut le penser grâce à un langage "archaïque" à ce stade. C’est ainsi qu’Hegel est un modernisateur : il ne fait pas de la philosophie, il la constitue, il la fabrique de nouveau entièrement. Cf « Das Meinen » idiotisme souabe, qui est en deçà de l’illusion. Autrement dit, le « point de départ » hégélien ne suppose même pas une distinction entre savoir et opinion. La raison s’auto-démontre dans le raisonnement.

 2.     A cette fin, le nœud du problème tourne autour du rapport au sensible. Y a-t-il une influence immédiate du sensible sur notre pensée?

    Pour saisir le problème, il faut repartir de l’héritage kantien et de l’intuition, de sa double fonction pour Kant. L’intuition possède une fonction épistémique : elle renvoie à un mode de connaissance immédiat, non médié par des concepts empiriques. L’intuition possède également une fonction logique : elle renvoie à la contrainte qu’exerce le mode d’intuition sur ce que l’on peut connaître (on ne peut connaître que des objets spatio-temporels). Hegel vise justement un tel double rôle impossible qui fait que la structure catégoriale de la réalité est saisie, de façon innée, avant l’application de tout concept empirique.

    Peut-on se donner d’abord des représentations non-conceptuelles pour rendre compte, dans un deuxième temps, des concepts? Peut-il y avoir une synthèse pré-conceptuelle de la matière sensible qui permette de penser l’expérience du sujet connaissant? Pour Hegel, ce n’est pas possible : vérité et certitude sont immédiatement égales. Il n’y a d’abord rien qui serait en excès par rapport à la certitude sensible et qui pourrait constituer ainsi la norme de la vérité.

 B/ Les thèses fondamentales de Hegel dans les deux chapitres. On voit ainsi une première ébauche du mouvement syllogistique hégélien. Les trois moments du concept sont l’universalité, la particularité et la singularité. L’universel d’abord n’est lui-même qu’en étant son autre : il devient universel séparé c'est-à-dire particulier. Le particulier comme déterminé n’est lui-même, à son tour, que s’il nie sa particularité. C’est le redoublement de la négation qui forme la singularité.

  1.     « Certitude sensible »

    A la richesse prétendue de cette conscience indistincte (« le point de vue intime »), se trouve opposé l’articulation langagière qui place le ceci sensible dans l’universel de la médiation. Le cœur dialectique de cette expérience est donc que ce qui est tenu pour l’immédiat et le plus riche (l’être) s’avère être son opposé (l’universel le plus abstrait).

 Lecture §3 : « Toutefois, si nous y regardons de plus près … et un ceci comme objet » p.130 (trad. Lefebvre)

    La conscience émerge de l’unité indistincte avec l’objet (le concept la plus pauvre « l’être ») : la conscience doit déterminer l’essence de son savoir, au-delà du savoir (la certitude) qu’elle pense d’abord recevoir immédiatement.

 Lecture §18 : « Mais ce premier moment réfléchi en lui-même n’est plus exactement le même … Maintenant est quelque chose d’universel » p.137

    L’émergence de la conscience qui doit déterminer l’essence de son savoir, est donc constamment renvoyée à son opposition à l’objet. Comme il n’y a pas de pénétration de l’universel et du singulier, plusieurs moments s’ensuivent :

-    Le premier où l’objet est posé comme essentiel

-    Le deuxième où la conscience est posée comme essentiel

-    Enfin la certitude sensible est posée dans son unité concrète (non plus unité immédiate, mais concrète), par opposition à l’ineffable

2.     « Perception 

   Comment la conscience peut-elle appréhender un non-moi? Comment différentes propriétés, peuvent-elles subsister en un même lieu? Comment la chose unique peut-elle être un ensemble de propriétés indépendantes? Ce qui rend discernable la chose comme telle, c’est aussi ce qui la pose en relation avec d’autres choses. Le sensible devient donc déterminé comme universel, par la chose. 

    La Chose se présente sous un double visage : elle est à la fois ce qui est universel (un milieu où se tiennent ensemble de multiples propriétés) mais aussi ce qui est singulier (pour que ces multiples propriétés soient de véritables propriétés, il faut qu’elles soient des propriétés de cette chose précisément,  et non d’autres choses). Toute l’expérience de la Chose repose donc sur cette opposition : si les propriétés se pénètrent, leur indépendance disparaît, les propriétés perdent donc leurs déterminations. Si les propriétés sont juxtaposées, leur indépendance est sauve, mais c’est la Chose unique qui est perdue.

Lecture §8 : « La conscience parcourt donc de nouveau nécessairement ce circuit … elle conservera donc l’objet vrai dans sa pureté » (p.146-147) 

    Face à cette opposition, la conscience retrouve son double mouvement : soit l’objet de la perception est identique à soi et la multiplicité est ajoutée fallacieusement par la conscience, soit la chose est véritablement diverse et c’est la conscience qui ajoute fallacieusement l’unité. Le double mouvement de la conscience implique donc une nouvelle perception de la chose : l’opposition selon le contenu (être Un, être multiple (Aussi)) se transforme en opposition selon la forme (être pour-soi et être pour un autre). Si la conscience ne parvient pas encore à les penser ensemble, ils appartiennent tous les deux à une même essence. La conscience devient entendement car c’est la norme d’objectivité qui a changé.

Lecture §19 : « Par là même, l’objet est tout aussi aboli dans ses déterminités pures … entre véritablement dans le royaume de l’entendement » (p.152-153)

 C/ Conclusion: De Hegel à Brandom par Sellars

1.     Pour répondre à la question de savoir comment on peut avoir un concept, Hegel refuse de partir d’une immédiateté (« un savoir immédiat », « une représentation pré-conceptuelle ») sensée garantir la connaissance, la fonder. Le concept n’est plus ordonné à la perception, mais à ce que la conscience fait. C’est la revendication d’une raison proprement moderne.

    Brandom, à travers l’opposition entre les attitudes et les statuts, cherche jusque dans la langue de Hegel, cette raison moderne. (Cf lecture p.154 : « nimmt Sie für das Wahre »). Percevoir est ainsi un tenir-pour-vrai. Il relève donc du primat des attitudes sur les statuts : Hegel justement reconstitue la manière par laquelle l’objectivité, malgré le primat des attitudes sur les statuts, s’institue en fait dans le dos de la conscience.

 2.     Brandom dans sa lecture, fait le pari que l’héritage de Sellars lui permet de distinguer ce qui est vivant de ce qui est mort. (Cf Empiricism and the Philosophy of Mind)

    La critique sellarsienne du mythe du donné fonctionne justement comme ce qui nous permet de défendre la raison moderne. Le mythe du donné, c’est l’idée selon laquelle il existe certains épisodes (certains « donnés » dont il existe plusieurs formes) qui ont deux caractéristiques : ces épisodes sont indépendants par rapport à l’ensemble du cadre conceptuel, et ces épisodes ont une efficacité épistémique. Toute l’erreur est donc de présenter conjointement ces deux caractéristiques : il est contradictoire de penser qu’une immédiateté sensible puisse être indépendante par rapport à toutes les autres connaissances, et qu’elle puisse fonder l’autorité épistémique d’autres états.

   C’est le pas que franchit Sellars repris par Brandom de la critique des théories fondationnalistes pré-modernes de la connaissance, vers une théorie moderne et normative de la connaissance où l’objectivité se pense comme auto-rectification.

samedi 14 novembre 2020

4. Hegel 1806-1807: la crise de la section "Raison" et la refonte du projet initial de la Phénoménologie de l'esprit (2)

Lectures préalables

G.W.F. Hegel, "Introduction" de la Phénoménologie de l'esprit, trad. J.-P. Lefebvre, GF, p.115-128.

R. Brandom, "Introduction: A Pragmatist Semantic Reading of Hegel's Phenomenology", A Spirit of Trust, p.1-32.

Références

Sur la Phénoménologie de l'esprit comme Bildungsroman, voir P. Vinclair, "Éléments pour une noétique du roman", Methodos, 15, 2015 et G. Shapiro, "An Ancient Quarrel in Hegel’s Phenomenology", Owl of Minerva 17, n°2, 1986, p.165-180.

M. Heidegger, "Hegel et son concept de l'expérience" in Chemins qui ne mènent nulle part, trad. franç. Gallimard, p.147-252 (à compléter éventuellement par La "Phénoménologie de l'esprit" de Hegel, trad. franç., Gallimard, 1984, et La Négativité: éclaircissement de l'Introduction de la Phénoménologie de l'esprit, trad. franç., Gallimard, 2007).

J. McDowell, "Brandom on the Introduction to the Phenomenology", in G. Bouché (dir.), Reading Brandom. On A Spirit of Trust, Routledge, 2020, p.44-55.

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(Enregistrement de l'exposé

Enregistrement du séminaire)

B/ La pompe spéculative de la Phénoménologie de l'esprit: l'Introduction idéaliste post-kantienne, et ce que Brandom y a lu, de son point de vue pragmatiste

1. Pourquoi l'Introduction et non la Préface? Brandom, en pragmatiste avoué, préfère le processus de détermination du contenu conceptuel à l'affirmation essentialiste de la rationalité du réel: privilégier jusqu'à l'en séparer la "première partie" (Phénoménologie) de la "deuxième partie (Logique) du "Système de la science". La notion-clé de semantic descent et le prétendu contresens de Brandom sur Hegel (McDowell).

2. Comment sauter dans l'Absolu, si on y est toujours déjà tombé? "Première partie" orpheline, "Préface" inutile, "introduction" autoréfutante, mais aussi "Concept préliminaire" simplement historique et extérieurement rationnel chez Hegel. La fin est dans le commencement et la réflexion totalisante. Un livre "moderne" (ou post-moderne?) ne se lit pas, il se re-lit.

3. La controverse sur la place de la Phénoménologie dans le "système" (i.e. dans l'Encyclopédie des sciences philosophiques): la solution philosophique habituelle. La solution métaphilosophique plus substantielle: lecture du §25 de l'Encyclopédie et de la remarque. L'enjeu spécifiquement moderne de l'objectivité du savoir (d'une intentionnalité et d'une référence "réelles").

4. Les six thèses fondamentales de l'Einleitung

  • Il ne peut pas y avoir de critique préalable de ce qui sert à saisir la vérité: la connaissance ni un outil ni un filtre. L'"en soi" ne s'oppose pas au "pour moi", l'en soi est pour moi. Hegel est  post-kantien en ce qu'il réfute l'indépendance ontologique de la chose-en-soi comme de toute vérité ou Absolu séparés de la connaissance (PhE, p.117).
  • Ce qu'on juge d'habitude être une simple apparence de savoir est l'apparition du savoir. On ne peut donc  se proposer que d'"exposer le savoir dans le processus de son apparition phénoménale" (PhE p.119), jusqu'à ce que la totalité réfléchie de cette apparition phénoménale manifeste l'essence. Exposer ce processus c'est exposer la "science de l'expérience (Erfahrung) de la conscience" (PhE, p.127-128). Les moments du Tout (du Vrai, de l'Absolu) ne sont donc que des figures de la conscience.
  • Sur le chemin de l'en soi, ou de l'objet vrai, la conscience, certaine au départ, perd nécessairement sa vérité: c'est un chemin autant de doute objectif (scepticisme) que de désespoir subjectif (tragique, car une conscience meurt nécessairement à soi en atteignant le concept de l'objet). Mais c'est en même temps le chemin des figures véritables de la "culture" (Bildung) (PhE, p.120), car la conscience devient toujours plus cohérente avec elle-même en étant toujours plus objective.
  • Pour nous qui connaissons quoique de façon seulement formelle, vers quelle fin tend ce processus (le Vrai, le Tout comme Absolu), notre point de vue est celui du narrateur omniscient du "roman de formation" (Bildungsroman) de la conscience. Mais c'est la "conscience malheureuse" qui passe par tous les degrés du désespoir qui lui donne son contenu concret, et qui est l'héroïne du roman. Il faut donc opposer le point de vue du "pour nous" et celui du "pour soi", qui ne coïncident qu'à la fin dans le "savoir absolu".
  • La négation double qui se manifeste dans ce processus (eu égard à une "figure" périmée de la conscience et à une version périmée de l'objet) est en même temps la détermination véritable du contenu conceptuel. (Omnis) determinatio est negatio (duplex).
  • Enfin, le moteur du processus (entre certitude et apparence pour soi, et vérité-objectivité de l'en soi) est une oscillation "dialectique" (PhE, p.125) entre: a) ceci qu'il y a quelque chose pour une conscience" (ce à quoi se réfère un savoir en le distinguant comme son objet); et b) distingué de ce savoir, c'est-à-dire du simple concept de l'objet et posé comme étant en soi, la vérité dudit savoir. Mais cet en soi (cf. la thèse anti-kantienne initiale) n'a jamais été qu'un en soi pour moi! Aussi a) le critère de la vérité est-il toujours interne à la réflexion de la conscience en tant qu'elle se rapporte à ce qui est en soi pour elle; b) chaque fois que son savoir se modifie dans et par cette comparaison, l'objet se modifie aussi: "un nouvel objet vrai surgit" (PhE, p.125) et, du même coup, avec ce nouvel objet qui apparaît "dans le dos" de la conscience, à son insu, (PhE, p.127 et Encyclopédie §25) surgit une "nouvelle figure" de cette dernière, etc. 

5. Comment Brandom comprend l'"expérience" à la Hegel: comme un apprentissage par l'erreur, à la Dewey/Miller (TOTE). Pour Brandom, l'objet vrai (l'en soi pour nous) est donc comme "devant" la conscience, pour Hegel, il est "dans son dos", signification de cette différence.

L'objectivité scientifique dans les "sciences empiriques" après Hegel (cf. Objectivity de L. Daston & P. Galison: Worthington et l'abandon de l"éclaboussure en soi", Auto-Splash.): rupture radicale (et démenti de l'idée de Brandom) ou continuité cachée? Une réponse par le développement concomitant de l'autonomie et de l'objectivité: l'en soi pour la conscience devient progressivement l'en soi pour nous.

C/ L'unité problématique du manuscrit original: une lecture du sommaire, et la centralité problématique de la "Raison"

1. Le développement à deux niveaux de l'argument de Hegel (PhE, p.54-56). "Raison" désigne-t-elle toute la troisième partie (incluant les chapitres V à VII, voire VIII), ou une simple section de transition entre "Conscience de soi" et "Esprit" (le chapitre V)? Enjeu: est-ce que c'est l'état total du réel qui nous fait penser, selon sa configuration historique et scientifique, ou reste-t-il une place pour un sujet transcendantal anhistorique (qui ne conçoit que l'objet ou l'expérience possibles)?

2. De la conscience de soi à l'esprit, sans passer par la raison (le passage crucial: PhE, p.194-195), ou bien, la raison comme dépassement nécessairement concret et objectivant de la raison vers son contenu. C'est la conversion qu'impose l'expérience moderne de la pensée. La figure décisive: Kant et le sujet universel d'une légalité universelle de la nature.

jeudi 5 novembre 2020

Chapitres de livre et articles pour l'évaluation (2020-2021)

Les étudiants choisissent soit un texte dans la liste ci-dessous et en présentent une analyse détaillée: présentation exacte du contenu, et discussion conceptuelle en fonction des enjeux du séminaire.

Il est possible de faire des suggestions différentes, mais mon accord est indispensable. 

Brandom R., Reasons in Philosophy: Animating Ideas, 2009: un des chapitres.
Brandom R., L'Articulation des raisons, trad. franç., 2009: l'introduction ou un des chapitres.
Brandom R., "Towards Reconciling Two Heroes: Habermas and Hegel", Argumenta 1 (2015), 29-42 (en ligne)
Karsenti B., D'une Philosophie à l'autre. Les sciences sociales et la politique des modernes, 2013: "Appartenir à la modernité"
Lemieux C., Le Devoir et la grâce, 2009: un des chapitres.
Wanderer J., Robert Brandom, 2008: un chapitre parmi les quatre premiers.
Loeffler R., Brandom, 2018: un des chapitres.
Mannheim K., Idéologie et Utopie, trad. franç., éditions de la Maison des sciences de l'homme 2006: "Sociologie de la connaissance".
Perinetti D. & Ricard M.-A. (éds.), La Phénoménologie de l'esprit de Hegel: lectures contemporaines, 2009: au choix l'article de Brandom, de Pikard ou de Siep.
Winch P., L'Idée d'une science sociale et sa relation à la philosophie, trad. franç., 2009: un des chapitres.
"Hegel pragmatiste?", Philosophie n°99, automne 2008: au choix l'article de McDowell, de Brandom ou de Pippin.

samedi 31 octobre 2020

3. Hegel 1806-1807: la crise de la section "Raison" et la refonte du projet initial de la Phénoménologie de l'esprit (1)

Œuvres contemporaines majeures:

Sur le cercle d'Iéna (1797-1804), l'Athenaum des frères Schlegel et le premier romantisme "ironiste", voir P. Lacoue-Labarthe & J.-L. Nancy, L'Absolu littéraire. Théorie de la littérature du romantisme allemand, Seuil, 1978.

G.W.F. Hegel, Notes et fragments, Iéna 1803-1806. Texte, traduction et commentaire, Aubier, 1991.

J.W. von Goethe, Faust I., 1808.

H. von Kleist, Michael Kohlaas, 1808.

L. van Beethoven, Symphonies n°5 et 6 ("Pastorale"), concerto pour piano n°4, Fantaisie pour piano, chœur et orchestre, ainsi que le concerto pour piano n°5 ("L'empereur"), pièces écrites entre 1806 et 1807.

C.D. Friedrich, "Matin dans les Monts des Géants" (1810).

Lectures préalables:

A. Honneth, La Lutte pour la reconnaissance, trad. franç., première partie: "Rappel historique, l'idée première de Hegel", Gallimard, p.13-110.

Références:

J.-F. Marquet, Leçons sur la Phénoménologie de l'esprit de Hegel, Ellipse, 2009.

Perinetti D. & Ricard M.-A. (éds.), La Phénoménologie de l'esprit de Hegel: lectures contemporaines, 2009.

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(Enregistrement de l'exposé

Enregistrement du séminaire)

A/ Introduction: moderniser la philosophie, "besoin" de ce temps

1/ Modernité et processus de modernisation: le "présent de l'humanité" (C. Lemieux & P. Blitstein). Hegel "modernisateur" au cœur des conflits intellectuels, esthétiques et sociopolitiques contemporains:

  • La lutte contre la réaction anti-Lumières (Jacobi). Différence avec Bonald et de Maistre. Autonomie et autofondation de la raison sur elle-même: les systèmes de Fichte et Schelling.
  • Le combat contre l'ironie du premier romantisme allemand (Schlegel). Contexte: l'expressivité musicale infinie (qui évoque sensiblement destin, nature, humanité universelle, etc.). Le subjectivisme de l'Absolu et la dialectique des paradoxes. La philosophie doit-elle en passer par le fragment ou par le roman?
  • La crise du Saint-Empire romain germanique. Sortir des sciences camérales grâce au Code Napoléon? Moderniser l'Allemagne, c'est intégrer des villes libres à un tout politique capable de se défendre. Hegel fasciné par le royaume de Westphalie.
  • L'effondrement de la Prusse et la reconstruction rêvée de la "Germanie". Le traumatisme de 1806, Iéna et Auerstadt. Fichte en 1807: les Discours à la Nation allemande. "Sans Iéna, pas de Sedan" (Bismarck).

2/ La période de Iéna: d'une philosophie de la reconnaissance à une philosophie du concept?

La rupture avec Schelling: s'écarter de l'Absolu comme "indifférence" et du primat de la "philosophie de la nature". L'objection fondamentale de Hölderlin et la nouvelle réponse de Hegel: avant le Je = Je, il y a désormais la reconnaissance (A. Honneth).

Quelques points essentiels pour la lecture de Hegel par Brandom: l'anti-psychologisme de Hegel, ou le caractère intrinsèquement normatif de la notion de conscience de soi; le milieu social et relationnel où se déploie la conscience de soi, comme reconnaissance mutuelle; la transition du paradigme de l'amour sexuel au paradigme de la lutte à mort dans la Phénoménologie.

La question de la Raison ne se pose qu'entre consciences de soi qui aspirent à une reconnaissance mutuelle objective: vers l'objectivation historique et politique de la Raison.

B/ La pompe spéculative de la Phénoménologie de l'esprit: l'Introduction.

C/ L'unité problématique du manuscrit original: une lecture du sommaire, et la centralité de la section "Raison"


vendredi 23 octobre 2020

2. Introduction: Brandom lecteur de Hegel, ou de la philosophie aux sciences sociales (2)

Lectures préparatoires:

R. Aron, La Philosophie critique de l'histoire, Vrin, 1969, Préface et introduction.

R. Brandom, "Towards Reconciling Two Heroes: Habermas and Hegel", Argumenta 1, 1, 2015.

R. Brandom, "Freedom is a matter of responsibility and authority", entretien avec T. Pritzlaff, European Journal of Political Theory 7 (3), 2008, p.365-381.

P. Raynaud, "De Hegel aux sciences sociales", chap. 1 de Max Weber et les dilemmes de la raison moderne, PUF, 1987.

Références:

G. Bouché (éd.), Reading Brandom. On A Spirit of Trust, Routledge, 2020.

J.-P. Cometti, Qu'est-ce que le pragmatisme?, Gallimard, 2010.

B. Bourgeois, Le Vocabulaire de Hegel, Ellipses, 2011.

J. d'Hondt, Hegel, Calmann-Lévy, 2014.

K. Löwith, De Hegel à Nietzsche, Gallimard, 1969.

T. Pinkard, Hegel, a Biography, Cambridge University Press, 2000.

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(Enregistrement de l'exposé

Enregistrement du séminaire)

 B/ Le "saut" de la philosophie vers les sciences sociales, ou l'implicite (supposé!) du projet hégélien de Brandom

1/ L'"après Hegel" de la philosophie allemande (des "jeunes hégéliens" à Marx, Kierkegaard, la cassure de 1848-1849, Nietzsche, néo-kantisme et "philosophie critique de l'histoire", Heidegger). Esprit/Vie//Histoire

  • Une réfutation de la théologie hégélienne (Feuerbach).
  • Le problème du concret et de l'existence, l'irréductibilité de l'individu (Stirner, Kierkegaard).
  • Le problème de la "méthode dialectique" (Marx): un tout (social) ou un processus de totalisation "définalisé" est-il seulement pensable? (Le problème de la totalité dans le Capital).
  • Wagner et l'idée de totalité comme concept esthétique (Gesammtkunstwerk). L'Œuvre d'art du futur, dédié à Feuerbach. (Voir l'opéra contemporain: Lohengrin)
  • L'esprit comme expression historique de l'époque (Zeitgeist) (Dilthey).
  • Le moment anti-hégélien de la "philosophie critique de l'histoire" (Rickert, Max Weber)
  • Nietzsche le dernier post-hégélien?
  • L'historialité de l'existant fini (Heidegger).

2/ Vers un autre "après Hegel"? Un geste métaphilosophique: prendre en considération l'évolution de la raison (i.e. l'autonomisation) des Modernes dans son ensemble, pas juste la rationalité philosophico-philosophique.

La notion de "Secondes Lumières" chez Brandom: le moment pragmatiste américain de la philosophie. La prise de position par rapport à Rorty.

La "délégation" de la philosophie politique implicite chez Brandom à Habermas: sens et limites.

Normativité discursive et normativité morale et politique. Le cœur du problème: la conception "expressiviste" de l'action, entre Phénoménologie de l'esprit et Principes de la Philosophie du droit.

Conclusion: ce que change cette approche par rapport à une lecture philosophique standard des textes philosophiques, et pour l'approche, plus précisément, du Hegel de Brandom.

mercredi 14 octobre 2020

1. Introduction: Brandom lecteur de Hegel, ou de la philosophie aux sciences sociales (1)

Lectures préparatoires

R.B. Brandom , "The rise of subjectivity", in A Spirit of Trust. A Reading of Hegel's Phenomenology, Belknap Press, Harvard University Press, Cambridge MA, 2019, p.487-493.

R.B. Brandom, "Georg Hegel's Phenomenology of Spirit", Topoi, 2008, n°27, p.161-164.

F. Callegaro, "Robert B. Brandom: rendre l'autonomie humaine explicite", in Lectures de la philosophie analytique, S. Laugier & S. Plaud (dir.), Ellipses, Paris, 2011, p.576-598.

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(Enregistrement de la séance)

A/ Pourquoi une telle entreprise?

L'entreprise: lire Brandom lisant Hegel pour en tirer des notions utiles sur la "raison moderne" dans son rapport aux "sciences sociales" (pas "naturelles": en tant que ces sciences relèvent d'un besoin réflexif qui naît avec la modernité).

1/ Point de départ dans Rendre explicite (RE): le jeu de langage privilégié de nous demander et donner des raisons (juger et inférer). Ce que la modernité fait à ce motif socratique.

Statuts et attitudes: du modèle politique (Rousseau) au modèle épistémologique et sémantique (Kant). De la reconnaissance de l'autorité condition de l'autorité à l'engagement doxastique (tenir-pour-vrai: Füwahrhalten) et au problème de la reconnaissance d'une autorité épistémique (comme connaissance objective). De la normativité généralisée au problème essentiellement moderne de l'autonomie.

Deux vertiges: le déficit réaliste et la vérité comme simple "accord communautaire" (Kripkenstein), et les institutions sociales concrètes de l'institution normative post-kantienne de l'objectivité.

Point d'arrivée dans Hegel et surtout dans la Phénoménologie de l'esprit (PE): une solution par la correction intégrative, "recollective", essentiellement practico-historique et sociale-intersubjective, de l'objectivation comme processus infini.

2/ Position de Brandom dans le champ de la philosophie analytique contemporaine: une alternative au représentationnisme, et au cognitivisme naturaliste.

Un enjeu moral et politique, une épistémologie "individualiste" (de Locke au format représentationnel de la cognition aujourd'hui, ainsi qu'à la théorie standard de l'intentionnalité dans la théorie du choix rationnel). Historicisme ou évolutionnisme darwinien? Brandom élève de Rorty. Est-ce un "Ancien régime" de la connaissance en habits neufs (celui d'un naturalisme scientifique)?

A Spirit of Trust (ASOT) comme radicalisation du projet de RE: fournir une alternative systématique à ce paradigme dominant, voire le périmer!

vendredi 26 juin 2020

Annonce du séminaire pour 2020-2021


Hegel, Brandom, et la raison des Modernes comme fait historique et social

Le cours de cette année prendra prétexte de la parution d'A Spirit of Trust, de Robert Brandom (Harvard University Press, 2019) pour proposer trois choses. Tout d'abord, une introduction à la lecture de la Phénoménologie de l'esprit de Hegel (dans la traduction de Jean-Pierre Lefebvre), qui ne prendra pas la forme d'une exégèse scolaire méthodique, mais d'une analyse des enjeux d'un certain nombre de passages choisis pour leur résonance dans les théories ultérieures de l'histoire et de la société. Ensuite, une première exploration du commentaire que Brandom lui consacre dans A Spirit of Trust. Là encore, on s'intéressera moins à l'étude scolastique de ce commentaire qu'à son ambition tout à fait extraordinaire : caractériser la forme comme le contenu de la raison des Modernes, celle d'après les Lumières, en partant de la façon dont elle est apparue à Hegel comme un fait essentiellement historique et social. Le « pragmatisme analytique » de Brandom prétend en effet en prolonger aujourd'hui ce mouvement, et interpréter sur cette base ce qu'est la philosophie contemporaine. Enfin, ce croisement de lectures cherchera à poser deux questions. La plus vaste est celle-ci : dans quelle mesure le geste hégélien est-il la condition de possibilité, avant Marx, ou Tocqueville ou Comte, de la réflexivité collective moderne sur la société, et donc des sciences sociales ? La plus restreinte : pourquoi est-ce à partir d'une philosophie pragmatiste comme celle de Brandom qu'on peut aujourd'hui revenir à Hegel, alors que le courant « analytique » en philosophie est au contraire né de son rejet le plus radical ?

Le séminaire, tâchant de tirer quelque chose d'utile de la situation sanitaire, se présentera de la façon suivante. Je posterai en avance sur ce blog, outre la liste des lectures préalables, un enregistrement de mon exposé, et la séance avec les étudiants sera consacrée à une discussion et une clarification des problèmes.

L'évaluation prendra deux formes: la participation à un groupe de traduction de textes de Brandom de l'anglais au français, ou des fiches de lecture.

mercredi 24 juin 2020

11. De l'objectivité des normes conceptuelles à la complétude expressive

Lectures préparatoires

R. Brandom, chapitre 8, "L'imputation d'attitudes propositionnelles: l’itinéraire social du raisonnement  à la représentation" (section II et suiv.), et la "Conclusion" in Rendre explicite 2, trad. I. Thomas-Fogiel et alii, Cerf, 2010, p.902-1077 et p.1079-1140.
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A/ Introduction: comment doit s'achever un livre comme Rendre explicite?

Trois tâches nécessaires:
  • parer à l'objection standard de relativisme adressé au pragmatisme, qui n'atteindrait jamais la vérité objective mais uniquement des accords communautaires '"nous tenons pour vrai que..." C'est l'objectivité des normes conceptuelles.
  • se montrer jusqu'au bout fidèle à sa propre démarche: l'enrichissement par explicitation progressive de l'idiome théorique qui permet le marquage au score discursif doit se boucler sur lui-même: Rendre explicite doit déduire ce qui permet de produire Rendre explicite. C'est la complétude sémantique, qui rejoint, en fait le langage ordinaire à partir de l'idiome théorique.
  • satisfaire au défi technique d'élaborer une alternative systématique au représentationnisme et à la théorie standard de l'intentionnalité, dans leurs aspects pratiques et cognitifs, ce qui passe par une élucidation de ce que se représentent/s'imputent explicitement les uns aux autres les marqueurs au score, et donc du discours indirect (A dit/croit que..., je crois que A croit que B croit que... , etc.)
Bien sûr, ces trois tâches s'avèrent n'en être qu'une seule.

Ce qui rend le chapitre 8 si technique et labyrinthique:
  • il s'inscrit dans un débat implicite commencé avec Quine sur la capacité du langage à saisir les objets à partir de locutions de re dites "fortes".
  • encore en amont, Brandom prétend surmonter les dualismes kantiens du conceptuel et de l'empirique-intuitif.
Il s'agit de comprendre comment le langage et la pensée peuvent "saisir" quelque chose de réel dans le monde.

B/ Partir de l'action intentionnelle pour saisir l'enjeu des imputations de re

1. L'analyse de re/de dicto des actions intentionnelles comme plus intuitive. "Œdipe croit qu'il a tué un homme qui s'opposait à son passage". "Œdipe croit, de l'homme qu'il a tué et qui était Laïos son père, qu'il s'opposait à son passage". Ce qu'on réussit à faire, ce qu'on essaie de faire; le statut (habilité, engagé), l'attitude (tenir pour, reconnaître, imputer); l'évaluation et la délibération.

2. L'interprétation individualiste et l'interprétation socialiste du contenu intentionnel. Hegel ou Austin?

C/ Comment coopère-t-on pour communiquer des contenus conceptuels?

1. L'explication générale de la représentation au carrefour de la sémantique inférentiels (de dicto, je ne sais pas tout ce qui se déduit de ce que je dis de re) et de la pragmatique normative (ce que je reconnais de dicto et en deçà de ce qu'on peut m'imputer de re).
Le point de départ : la non commensurabilité des engagements inférentiels. Le moyen terme: tout ce qu'il faut pour qu'elle soit établie et rendue pensable, des pronoms personnels et des démonstratifs. Le point d'arrivée: une théorie socio-perspectiviste du contenu conceptuel où la représentation est démentalisée.

2. Faire fonctionner le discours rapporté: extension du domaine de l'anaphore.
Le problème avec "Je": on ne peut pas lui substituer "PHC". Le cas de l'engagement pratique.
L'objection des locutions de re fortes, les quasi-indexicaux qui préservent plus que la référence: l'accès direct à l'objet. L'argument-massue des représentationnistes. Brandom contre l'ontologisation de l'acquaintance russellienne.
Le "frégéanisme tactile": pas de transparence épistémique ni de contact causal esprit/monde expliquant le contenu (l'argument de l'anaphore s'emboîte dans la stratégie inférentialiste).

D/ Je-Tu et Je-Nous: vérité objective des normes conceptuelles et complétude expressive. Le critère anthropologique ultime: nous sommes des êtres qui s'auto-explicitent dans le langage ordinaire.

1. L'ambiguïté du contenu conceptuel: à la fois il est comme suspendu entre les marqueurs au score, le fruit de leur interprétation réciproque, et, dans la mesure où il est partagé, il contraint chacun, parce que les règles de convenance différentielle dépassent ce que chacun peut (s')attribuer.
Sur cette base construire le cas critique où toute la communauté pense la même chose et a tort. Distinguer les concepts toujours perspectives au et les objets de ces concepts qui ne doivent jamais être. La solution est incluse dans la distinction de re/de dicto.
Problème final: a-t-on ici l'objectivité, ou simplement sa place et sa forme dans le système (mais pas son contenu, ni un moyen de l'atteindre)?

2. Les quatre obstacles à une théorie socio-perspectiviste du contenu conceptuel. Ils sont tous écartés à partir de la distinction entre habilitation et engagement.

3. La visée anthropologique ultime de Brandom.
Le refus du dualisme norme/fait. Quel genre d'Autre pouvons-nous rencontrer qui ait aussi une intentionnalité originaire? Développement final: l'unicité de l'humanité rationnelle vient avec la complétude expressive, dans une même "auto-conscience sociale".
Pourquoi Brandom devait alors se tourner vers Hegel? de Making It Explicit à A Spirit of Trust.

jeudi 11 juin 2020

10. L'anaphore, condition implicite d'une explication perspectiviste et sociale de la représentation

Lectures préparatoires

R. Brandom, chapitre 7, "L'anaphore: la structure des réitérables d’instances" et chapitre 8, "L'imputation d'attitudes propositionnelles: l’itinéraire social du raisonnement  à la représentation" (section I), in Rendre explicite 2, trad. I. Thomas-Fogiel et alii, Cerf, 2010, p.739-879 et p.881-902.
R. Rorty, Philosophy and the Mirror of Nature: Introduction, Princeton University Press, 1980².
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A/ Introduction: les enjeux des chapitres 7 et 8 (section I) de Rendre explicite


1. Comment saisir discursivement un objet: termes singuliers et descriptions définies. La critique de la théorie de la deixis comme contact ultime de l'esprit avec les choses. Que l’anaphore précède la deixis.
2. L’anaphore interpersonnelle comme condition d'une théorie perspectiviste du contenu conceptuel. Passage à l'explication de la représentation dans le dialogue rationnel. Ce passage implique une idée alternative de la communication: non-représentationniste (ni Locke ni Saussure).
3. Tout du long, le déploiement paradigmatique de l'approche pragmatiste: que faisons-nous quand...? (nous pointons un objet singulier, nous nous représentons un contenu conceptuel, nous échangeons discursivement sur un objet, etc.). Non plus la représentation, mais le "représenter" (representing).

B/ L'extension du concept grammatical d'anaphore à la sémantique: "transporter" des engagements et des habilitations qui déterminent la saisie du contenu conceptuel d'un terme singulier. Que cet usage pratique (ce know-how) implicite sous-tend la référence dans la deixis.

1. Partir de l'objet chez Frege: le cas-type de l'objet obtenu par des voies purement substitutionnelles.
Le signe = fait l'objet-nombre. Le concept de nombre et les classes d’équivalence.
Brandom contre le maximalisme frégéen des conditions d'identité. L'appel à la pluralité des ESIMS indique "en creux" la place des perspectives plurielles sur l'objet (et le privilège de l'anaphore interpersonnelle: "Léon est parti, le couillon..." et "-Léon est parti... - Le couillon!")
2. Pour traiter x comme un terme singulier dans !x(Px), il faut au moins un énoncé d'identité non-trivial vrai de la forme !xP(x) = a et donc de la substitution possible entre engagements inférentiels. Les "bons" substituts qui permettent de parler de l'existence de x sont ses "désignateurs canoniques" (les numéraux successeurs pour les nombres, par exemple). Ce sont des pronoms "réels", porteurs d'information sémantique dense.
3. Et les termes non-réitérables ("Ceci")? Comment les transporter et les substituer ("- Ceci? - Oui, c'est ça, merci.").
Point de départ: notre capacité implicite à reconnaître les récurrences, explicitées dans les anaphores.
Ce que permet l'anaphore: intégrer les comptes-rendus perceptifs à l'espace des raisons, et articuler en société les engagements existentiels singuliers.
L'anaphore fonde pragmatiquement la deixis: contre la théorie de la référence directe et les théories causales-historiques de la référence.
4. L'anaphore interpersonnelle, moyen du dialogue fécond (entre locuteurs dont les croyances d'arrière-plan diffèrent toujours).
L'incommunicabilité entre les univers conceptuels, question classique en histoire des sciences, héritée de Quine. La communication comme transmission comme coopération: ce qui les menace chacune. Ce que nous partageons, c'est une capacité à naviguer entre les points de vue: elle est articulée par l'anaphore interpersonnelle.
La production de la connaissance est intrinsèquement sociale, le fruit d'une coopération pratique dans la stabilisation des contenus conceptuels.
La "référence de locuteur" selon Kripke, le perspectivisme charitable et le passage à la représentation.

C/ Expliciter ce qui était implicite avec l'anaphore: attitude propositionnelle et dimension représentationnelle du contenu conceptuel.

1. Portée du chapitre 8: Brandom arrive où la philosophie de l'esprit traditionnelle part, des attitudes propositionnelles (croire que, désirer que, etc.). Il y arrive dans un mouvement global d'enrichissement de l'idiome expressif théorique qu'il construit et qui converge toujours davantage vers le langage naturel, autrement dit vers ce que nous disons et faisons quand nous parlons et pensons avec les mots (les deux sens de logos).
Moment culminant en ceci que la représentation est retrouvée (et non rejetée critiquement comme chez Rorty), mais retrouvée au sein de la construction d'une alternative inférentialiste au schéma dominant, représentationnaliste.
2. Les énoncés essentiellement ambigus, selon qu'ils sont lus de re ou de dicto: "En 2022, le président de la république sera franchement à gauche." Comment est-il possible de désambiguïser cette phrase? De quoi a-t-on besoin pour qu'un idiome soit suffisamment expressif à cette fin?
Représenter prend pace dans un processus d'explicitation de ce dont on parle et à quoi on penser
3. C'est dans le même mouvement d'explicitation qu'au lieu d'attribuer implicitement un engagement doxastique on impute explicitement une croyance. Les attitudes propositionnelles rendent alors explicite ce qui était implicite dans l'anaphore interpersonnelle.

mercredi 10 juin 2020

Guérir du représentationnisme

(Texte publié dans la lettre du Lier-Fonds Yan Thomas du 16 mai)


Le 11 mai, Robert Brandom avait accepté de venir à l’EHESS pour un workshop autour de son deuxième grand livre, A Spirit of Trust : A Reading of Hegel’s Phenomenology, paru en 2019. Le soir, il aurait prononcé une grande conférence, que je lui avais demandé de consacrer à sa conception de l’histoire, du social et de la modernité. Depuis deux ans, avec le petit groupe d’étudiants qui s’est engagé dans cette aventure épique, je propose une lecture, chapitre par chapitre, du premier grand livre de Brandom : Making It Explicit : Reasoning, Representing, and Discursive Commitment, paru en 1994 (il y en a une traduction française en deux volumes, au Cerf, sous le titre Rendre explicite, parue en 2010-2011). Nous comptions à l’occasion de sa venue à Paris lui présenter autour d’un verre le fruit de ce labeur collectif : la traduction française de Reason in Philosophy : Animating Ideas, un recueil d’articles paru en 2013, qui vient de paraître chez Ithaque, et qui permet à certains égards de faire le pont entre ces deux livres colossaux (plus de 800 pages pour sa lecture de Hegel, 700 pour Making It Explicit !). Brandom m’avait donné la permission de traduire la conférence qu’il devait prononcer à l’EHESS, et il s’était montré très touché de l’enthousiasme de notre petit groupe, puisque nous avons mis en chantier une deuxième traduction, celle d’un recueil d’articles sur une question centrale de son œuvre : les transformations du pragmatisme américain en philosophie. Perspectives on Pragmatism : Classical, Recent and Contemporary, paru en 2011, est donc actuellement dans les tuyaux, avec une partie de l’équipe des étudiants-traducteurs du précédent livre, et une poignée de nouveaux. Malgré la dureté des temps et l’angoisse des libraires, les éditions du CNRS se sont montré intéressées. Avec ce deuxième recueil-pont entre les deux sommets de l’œuvre, le public francophone va donc pouvoir prendre la mesure de l’élaboration philosophique tout simplement extraordinaire qu’est l’œuvre de Brandom.
Extraordinaire, mais aussi extraordinairement difficile. Comme je l’ai expliqué aux étudiants ces deux dernières années, je ne crois pas, de toute ma carrière, avoir été confronté à pareil défi. Brandom le répète, pour lui, faire de la philosophie, c’est faire « le genre de choses que faisaient Kant et Hegel ». De fait, Making It Explicit présente certaines caractéristiques de la Critique de la raison pure : une profondeur spéculative qui donne tellement le vertige qu’on arrive souvent pas bien à percevoir les renversements qui sont opérés, une technicité dans l’exposition et la preuve qui implique d’immenses lectures préalables et, parfois, des considérations de calcul logique dont les détails m’ont passés au-dessus de la tête, et, pour l’esprit général du livre, un dialogue permanent avec toute l’histoire de la philosophie moderne, des post-cartésiens à Wittgenstein et Heidegger, qui a une qualité franchement dérangeante dans le paysage contemporain de la philosophie : car ce dialogue est aussi une histoire synthétique et critique de la philosophie dite « analytique », de Frege, Russell et Carnap, de son père américain, Sellars, jusqu’aux meilleurs penseurs récents de cette tradition, Kripke, Dummett et Davidson. Brandom, à certains égards, ne fait plus aucune différence entre la philosophie « continentale » et la philosophie « analytique », et même, en revenant avec éloge à Hegel, et en le défendant « analytiquement », il répare la cassure inaugurale pratiquée par Russell un peu avant 1900, et qui a donné longtemps l’impression qu’il existait deux philosophies inconciliables dans la modernité : l’une allemande (et française), qui court jusqu’à Heidegger, l’autre, disons austro-britannique, aux yeux de qui tout ce qui sort de la phénoménologie, de l’herméneutique, ou de l’histoire de la philosophie est à peu près sans valeur.
Il y a toutefois une grande différence entre expliquer Kant ou Hegel, et expliquer Brandom : c’est qu’il est notre contemporain. Aucun commentaire ni élucidation d’ensemble ne nous préparent à le lire, et nous sommes donc dans la position du curieux cultivé qui se rend chez son libraire un beau matin de 1781 ou de 1807, achète son exemplaire tout neuf de la Critique ou de la Phénoménologie, et se lance « à mains nues » dans l’aventure – et se retrouve confronté à la question de savoir si, oui ou non, il a entre les mains un livre qui fera date dans l’histoire de la pensée.
On pourrait, en peu de mots, caractériser la philosophie de Brandom en disant qu’elle a projeté d’offrir une alternative systématique au paradigme qui domine aujourd’hui la rationalité philosophique. Sous toutes sortes de formes, ce paradigme repose sur la notion de représentation, une représentation vraie étant objectivement adéquate à l’état des choses, avec un tropisme récent, mais dont la séduction vient de loin, pour l’idée d’une interaction causale entre les choses et les organismes qui les connaissent, ce qui s’intègre très bien à une vision naturaliste et évolutionniste de la connaissance. Ce qui fait que cette connaissance est objective, c’est ensuite la conformité des représentations qui la véhiculent, et dont les individus sont les porteurs, avec les lois de la logique. Ces principes de vérité expliquent pourquoi une connaissance est objective. Logicisme d’un côté et liens multiples de l’autre avec le naturalisme cognitivisme, voilà la philosophie « analytique » d’aujourd’hui. Nul besoin d’insister sur la norme professionnelle de sérieux et de scientificité qu’elle a très souvent fini par constituer.
Comment offrir une alternative à ce représentationnisme cognitif, à ce logicisme, à cette conception explicative de la vérité en sémantique ? Mais comment en même temps ne pas jeter la rationalité et l’héritage de cette tradition logique avec l’eau du bain ? Telle est la question...
Un point d’entrée commode pour comprendre la démarche de Brandom est de revenir à sa façon de comprendre Kant. À ses yeux, le cœur vivant des Lumières, c’est l’idée que les statuts politiques (l’autorité) dépendent des attitudes que nous adoptons à leur égard (de la reconnaissance de l’autorité), et que ces statuts et ces attitudes ont une teneur intrinsèquement normatives. En d’autres termes, pas d’autorité sans responsabilité. Ce message de Rousseau, selon Brandom, passe à Kant en ceci que penser, ce n’est plus simplement juger, c’est, en jugeant, assumer une certaine sorte de responsabilité normative, d’« engagement » à l’égard non seulement de ce qui est le contenu du jugement, mais des conséquences logiques de ce jugement (y compris celles que je ne me représente pas psychologiquement au moment où je forme le jugement, mais à l’égard desquelles les autres peuvent me tenir engagé). La philosophie moderne est donc historiquement et politiquement située. Ce qu’est connaître, ce qu’est la vérité, ce qu’est l’intentionnalité des actions, autrement dit les raisons pour lesquelles nous les accomplissons, tout cela ne dépend pas de propriétés intemporelles du genre d’organismes que nous sommes, ni de l’évolution darwinienne. Pour nous, modernes, demander ou offrir des raisons, cela implique tenir (une attitude épistémique) que telle ou telle proposition est bien la raison de telle autre, reconnaître (une autre attitude épistémique) pour telle et telle raison l’autorité objective de ceci ou cela, quand nous évaluons la vérité de nos propositions, etc. Ce déplacement vers le normatif est capital.
Son complément, chez Brandom, c’est une certaine interprétation de Hegel, qu’on a qualifié à juste titre de « pragmatiste ». Car aller jusqu’au bout de cette intuition des Lumières, c’est la dépouiller de son enracinement libéral-individualiste, et considérer que la normativité qui traverse de part en part la connaissance est sociale. Non seulement il nous faut considérer ce que nous faisons quand nous raisonnons, ce qui fait donc le primat de cet acte de langage qu’est l’assertion, le jugement, qui nous engage normativement, car c’est cela qui, au sens pragmatique, manifeste le primat de nos attitudes dans la connaissance ; mais il faut également se rendre compte du processus social de justification, de correction et d’approfondissement de la connaissance qui est rendu possible par cette normativité même, puisque les autres nous tiennent comptables de nos engagements épistémiques ou pratiques. Au total, rien ne se stabilise jamais de nos connaissances sinon au fur et à mesure d’un processus historique et collectif d’intégration, de sélection, de rectification, etc.
C’est tout le sens de la relecture de la tradition pragmatiste par Brandom, jusqu’à Dewey et Rorty. Il remonte, avec Louis Menand, à ses origines dans le Metaphysical Club de Harvard. Ce groupe de discussions, mais qui a duré à peu près toute l’année 1872, était né du choc infligé par la découverte que la démocratie américaine n’avait pas du tout empêché l’esclavage, et du choc plus grand encore de découvrir qu’elle ne s’assumait justement pas comme une démocratie quand, pour combattre l’immoralité de l’esclavage, on invoquait des principes « transcendants » – et non la politique humaine de l’argument : donner et demander des raisons. Le Metaphysical Club, de ce point de vue, a plutôt été le cimetière américain de la métaphysique. Le pragmatisme y est né du refus absolu d’une Vérité transcendante détachée du processus social de l’expérience et, notamment de l’expérience de la nouveauté, et de la discussion rationnelle ouverte.
Comme on voit, en puisant à ces deux sources, disons kantiennes-hégéliennes et pragmatistes, Brandom propose une histoire de la modernité et de la réflexivité rationnelle où la « démocratie en Amérique » et sa crise cruciale (la Guerre de Sécession) jouent un rôle-clé. C’est sur ce sol politique et moral concret que s’élève en effet une idée normative de la réflexivité sociale.
Tout le point est de comprendre, ce sur quoi nous avons peiné depuis deux ans avec les étudiants, comment ce schéma alternatif, où une « pragmatique normative » de l’engagement épistémique et pratique débouche sur une conception socio-historique de la raison, constitue effectivement une alternative au paradigme dominant, représentationniste et cognitiviste, de la philosophie d’aujourd’hui.
On pourrait resserrer l’enjeu autour de deux questions fortement controversées.
La première, constamment soulevée pour disqualifier le pragmatisme traditionnel comme une forme de relativisme, consiste à dénier à une approche par les attitudes épistémiques (ce que nous tenons pour vrai) le moindre rapport avec la vérité objective. Le défi, c’est donc de construire une théorie réellement pragmatiste de la connaissance mais où nous puissions tous penser la même chose, et cependant avoir tous tort. Car alors, et alors seulement, l’objectivité ne sera pas un terme vide, ou le résultat d’une pure convention socio-historique. La seconde, beaucoup plus technique, consiste tout simplement à expliquer comment en tenant juste pour vrai quelque chose, on peut néanmoins la tenir « vraiment » pour vrai, c’est-à-dire atteindre une vérité qui ait les mêmes qualités et les mêmes effets que la vérité transcendante du schéma représentationniste. Pour cela, il n’y a pas d’autre façon de procéder que de décrire minutieusement ce que nous faisons en fait quand nous tenons quelque chose pour vrai, et d’expliquer comment nous pouvons alors, d’un bout à l’autre, nous dispenser de la moindre référence explicative à des principes de vérité. Ce n’est pas du tout, défend Brandom, que la vérité n’existe pas. C’est que cette notion nous permet seulement d’exprimer ce qui arrive quand nous tirons correctement, les uns avec les autres, et dans l’usage originaire du langage, les conséquences de nos engagements épistémiques et pratiques. Le pragmatisme est nécessairement un « expressivisme ».
Partir de cette conscience historique du fait que nous sommes des modernes, autrement dit des gens liés pour le meilleur ou pour le pire à l’aventure de la préséance des attitudes sur les statuts, y compris des attitudes dans la connaissance (tenir pour vrai ceci ou cela, s’engager à l’égard des conséquences du contenu de ses jugements, reconnaître à une objectivité l’autorité normative d’invalider ce que nous tenions jusqu’ici pour vrai, etc.), voilà enfin qui a contribué à modifier notre rapport à la technicité de l’argument de Brandom. Je l’ai dit, elle est écrasante. Elle implique mille innovations conceptuelles, une reprise méthodique de plusieurs fondements de la logique mathématique contemporaine, et même, par endroit, des incursions dans le champ de l’Intelligence Artificielle. Elle se présente à première vue comme une polémique nourrie contre l’histoire officielle de la rationalité au XXe siècle, depuis Frege. Mais c’est aussi une contre-construction qui touche aux fondements des « évidences » de la naturalisation cognitiviste de la connaissance, ou encore des postulats fondamentaux de la théorie du choix rationnel et de la théorie de la décision, quand il s’agit de décrire l’intentionnalité pratique.
Or, m’a-t-il semblé, ce qui fait le caractère fascinant de l’entreprise, ça n’est pas seulement sa dimension scolastique, pro et contra, habituelle à la philosophie analytique, et poussée par Brandom au dernier degré de la virtuosité. On prend peu à peu conscience en lisant Brandom que la contre-construction qu’il élabore, en s’appuyant exclusivement sur ce que nous faisons quand nous raisonnons, ne produit pas une justification, disons intellectuelle, de sa propre démarche. Elle la met en acte, elle l’auto-produit. En d’autres termes, la torture mentale que nous nous sommes infligés en lisant Making It Explicit a une vocation transformatrice. Penser en-dehors du schéma de la vérité comme adéquation de la représentation aux choses, et découvrir que la réflexivité et la normativité de la connaissance sont des faits sociaux et historiques, c’est vivre une révolution intérieure – et la difficulté phénoménale de l’argumentation de Brandom prend alors un aspect nietzschéen. La difficulté à le lire, c’est tout simplement l’épreuve thérapeutique qui consiste à se guérir de la « raison représentative », à perdre notre ultime « piété » envers une vérité ou une objectivité qui « transcenderait » réellement nos pratiques de connaissance. La manière dont il répond aux deux défis que je citais plus haut ne nous fais pas changer d’idée, mais de manière de raisonner.
Robert Brandom ne sera pas avec nous le 11 mai. Nous ne pourrons pas, hélas, lui présenter notre traduction. Puisse ce billet honorer quelque chose à quoi il tient énormément : que la philosophie cesse, à l’université, d’être ce constant pinaillage sur la compréhension des auteurs de la tradition, pour renouer avec sa véritable vocation de création logique et conceptuelle, et qu’elle nous fasse sentir le caractère vertigineusement ouvert de la raison – y compris dans ces domaines éthérés et cristallins que sont les idéalités de la sémantique formelle, la théorie de la vérité ou de la référence. Pour ce 11 mai, c’est une forme spéculative du déconfinement.