mardi 4 janvier 2022

4. Naturaliser l'Erfahrung hégélienne, tout en conservant son historicité et son procès rationnel (Dewey n'en croit pas ses oreilles!)

Lectures préalables

G.W.F. Hegel, Introduction de la Phénoménologie de l'esprit, trad. française de J.-P. Lefebvre, Flammarion, 2012, p.115-128.

J. Dewey, "La réalité comme expérience", trad. française in Tracés, 2005, p.83-91.

R. Brandom, Perspectives sur le pragmatisme, chapitre 1 (traduction en cours)

Lectures de fond

R. Brandom, La Raison en philosophie, trad. française, Ithaque, 2021, chap. III,  p.89-121.

B. Karsenti & L. Quéré, La Croyance et l'enquête. Aux sources du pragmatisme. Raisons Pratiques, EHESS, 2004, notamment l'introduction, et les textes d'Isaac Joseph, Christiane Chauviré et Mathias Girel.

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(Enregistrement de l'exposé)

A/ Introduction

Le défi d'un pragmatisme "rationaliste" normatif (donc aux antipodes de Dewey) et cependant toujours naturaliste. Une tension entre évolutionnisme immanentiste et historicisme. La stratégie de Brandom: non plus invoquer un darwinisme généralisé et ses effets sur la connaissance humaine, mais naturaliser un concept socio-historique idéaliste-normatif de la connaissance. "Beau comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d'une machine à coudre et d'un parapluie." (Lautréamont): Hegel et Dewey, deux notions hétérogènes de l'expérience?

B/ Le concept d'Erfahrung dans l'introduction de la Phénoménologie de l'esprit.

1. Les six thèses de l'Einleitung (dans une approche wittgensteinienne, en termes de grammaire logique de l'en-soi/pour-moi)

  • Il ne peut pas y avoir de critique préalable de ce qui sert à saisir la vérité: la connaissance ni un outil ni un filtre. L'"en soi" ne s'oppose pas au "pour moi", l'en soi est pour moi. Hegel est  post-kantien en ce qu'il réfute l'indépendance ontologique de la chose-en-soi comme de toute vérité ou Absolu séparés de la connaissance (PhE, p.117).
  • Ce qu'on juge d'habitude être une simple apparence de savoir est l'apparition du savoir. On ne peut donc  se proposer que d'"exposer le savoir dans le processus de son apparition phénoménale" (PhE p.119), jusqu'à ce que la totalité réfléchie de cette apparition phénoménale manifeste l'essence. Exposer ce processus c'est exposer la "science de l'expérience (Erfahrung) de la conscience" (PhE, p.127-128). Les moments du Tout (du Vrai, de l'Absolu) ne sont donc que des figures de la conscience.
  • Sur le chemin de l'en soi, ou de l'objet vrai, la conscience, certaine au départ, perd nécessairement sa vérité: c'est un chemin autant de doute objectif (scepticisme) que de désespoir subjectif (tragique, car une conscience meurt nécessairement à soi en atteignant le concept de l'objet). Mais c'est en même temps le chemin des figures véritables de la "culture" (Bildung) (PhE, p.120), car la conscience devient toujours plus cohérente avec elle-même en étant toujours plus objective.
  • Pour nous qui connaissons quoique de façon seulement formelle, vers quelle fin tend ce processus (le Vrai, le Tout comme Absolu), notre point de vue est celui du narrateur omniscient du "roman de formation" (Bildungsroman) de la conscience. Mais c'est la "conscience malheureuse" qui passe par tous les degrés du désespoir qui lui donne son contenu concret, et qui est l'héroïne du roman. Il faut donc opposer le point de vue du "pour nous" et celui du "pour soi", qui ne coïncident qu'à la fin dans le "savoir absolu".
  • La négation double qui se manifeste dans ce processus (eu égard à une "figure" périmée de la conscience et à une version périmée de l'objet) est en même temps la détermination véritable du contenu conceptuel. (Omnis) determinatio est negatio (duplex).
  • Enfin, le moteur du processus (entre certitude et apparence pour soi, et vérité-objectivité de l'en soi) est une oscillation "dialectique" (PhE, p.125) entre: a) ceci qu'il y a quelque chose pour une conscience" (ce à quoi se réfère un savoir en le distinguant comme son objet); et b) distingué de ce savoir, c'est-à-dire du simple concept de l'objet et posé comme étant en soi, la vérité dudit savoir. Mais cet en soi (cf. la thèse anti-kantienne initiale) n'a jamais été qu'un en soi pour moi! Aussi a) le critère de la vérité est-il toujours interne à la réflexion de la conscience en tant qu'elle se rapporte à ce qui est en soi pour elle; b) chaque fois que son savoir se modifie dans et par cette comparaison, l'objet se modifie aussi: "un nouvel objet vrai surgit" (PhE, p.125) et, du même coup, avec ce nouvel objet qui apparaît "dans le dos" de la conscience, à son insu, (PhE, p.127 et Encyclopédie §25) surgit une "nouvelle figure" de cette dernière, etc.
2. Ce que Brandom reprend, ce qu'il abandonne, et les enjeux de son opération de sélection du point du vue du pragmatisme. Peirce à l'arrière-plan: une processualité inférentielle concrète, une logique des choses. Mais c'est quand même l'expérience au sens vulgaire, par essais et erreurs, compliquée d'une démarche prospective/rétrospective des engagements et des habilitations (le modèle du jugement dans la Common Law). Le holisme sémantique, pas la totalisation du vrai; la convergence à l'infini du sens, avec "pessimisme sémantique" (la dialectique, le moment sceptique); pas celle de la référence.

C/ L'expérience comme réalité chez Dewey: analogies et écarts avec Hegel.

Les sept thèses de "Reality as Experience" (1906).
  • La réalité "R" (au sens de ce qui a toujours été là même avant nous "O") n'est distinguable de l'expérience "E" que si on interpose une conscience entre les deux. Critique de la conception positiviste du fait.
  • Mais être pleinement darwinien, c'est considérer que la réalité doit inclure en elle l'esprit, et que l'esprit sélectionné est nécessairement adapté à l'action sur la réalité et notamment à la connaissance "expérimentale" de cette réalité.
  • On ne va pas tant de l'expérience à la réalité que de "versions" de la réalité expérimentée vers d'autres "versions" mieux adaptées, selon un principe faillibiliste: O = (R0 + E0), (R1 + R1), (Rn + En), etc.
  • Mais cette transition continue ne peut être découverte que dans l'expérience elle-même, et non par un usage transcendant de la "théorie" de l'évolution (preuve par régression).
  • D'autre part, on ne peut pas séparer l'extra-scientifique (par ex. le coup de pioche sur un chantier de fouilles) du scientifique du point de vue de la pratique de co-production de la réalité expérimentée et de l'expérience de la réalité. Ne pas confondre la science comme "connaissance formulée" et la science comme processus immanent et continuiste qui va de la pratique ordinaire jusqu'à la plus haute réflexion scientifique.
  • Il y a toujours un "surplus" de O sur R, et l'incomplétude de R n'est levée que partiellement (asymptotiquement?) par E. O est-il une affirmation ontologique (la dynamique de l'être-en-soi-se-faisant-expérience-et-objet-d'expérience) ou un pur et simple index logique de l'incomplétude de l'expérience?
  • Il n'y a pas de "fonction de connaissance" réellement isolable dans l'expérience, car toutes les fonctions psychologiques (volonté, émotion) sont prises ensemble dans la dynamique du surplus O > R + E.
D/ Conclusion: comment revenir sur l'Erfahrung à partir de ce point de vue faillibiliste? Il suffit de glisser de la théologie implicite chez Hegel à la grammaire logique, et de l'épistémologie aprioriste à une socio-histoire de la connaissance.