samedi 14 novembre 2020

4. Hegel 1806-1807: la crise de la section "Raison" et la refonte du projet initial de la Phénoménologie de l'esprit (2)

Lectures préalables

G.W.F. Hegel, "Introduction" de la Phénoménologie de l'esprit, trad. J.-P. Lefebvre, GF, p.115-128.

R. Brandom, "Introduction: A Pragmatist Semantic Reading of Hegel's Phenomenology", A Spirit of Trust, p.1-32.

Références

Sur la Phénoménologie de l'esprit comme Bildungsroman, voir P. Vinclair, "Éléments pour une noétique du roman", Methodos, 15, 2015 et G. Shapiro, "An Ancient Quarrel in Hegel’s Phenomenology", Owl of Minerva 17, n°2, 1986, p.165-180.

M. Heidegger, "Hegel et son concept de l'expérience" in Chemins qui ne mènent nulle part, trad. franç. Gallimard, p.147-252 (à compléter éventuellement par La "Phénoménologie de l'esprit" de Hegel, trad. franç., Gallimard, 1984, et La Négativité: éclaircissement de l'Introduction de la Phénoménologie de l'esprit, trad. franç., Gallimard, 2007).

J. McDowell, "Brandom on the Introduction to the Phenomenology", in G. Bouché (dir.), Reading Brandom. On A Spirit of Trust, Routledge, 2020, p.44-55.

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(Enregistrement de l'exposé

Enregistrement du séminaire)

B/ La pompe spéculative de la Phénoménologie de l'esprit: l'Introduction idéaliste post-kantienne, et ce que Brandom y a lu, de son point de vue pragmatiste

1. Pourquoi l'Introduction et non la Préface? Brandom, en pragmatiste avoué, préfère le processus de détermination du contenu conceptuel à l'affirmation essentialiste de la rationalité du réel: privilégier jusqu'à l'en séparer la "première partie" (Phénoménologie) de la "deuxième partie (Logique) du "Système de la science". La notion-clé de semantic descent et le prétendu contresens de Brandom sur Hegel (McDowell).

2. Comment sauter dans l'Absolu, si on y est toujours déjà tombé? "Première partie" orpheline, "Préface" inutile, "introduction" autoréfutante, mais aussi "Concept préliminaire" simplement historique et extérieurement rationnel chez Hegel. La fin est dans le commencement et la réflexion totalisante. Un livre "moderne" (ou post-moderne?) ne se lit pas, il se re-lit.

3. La controverse sur la place de la Phénoménologie dans le "système" (i.e. dans l'Encyclopédie des sciences philosophiques): la solution philosophique habituelle. La solution métaphilosophique plus substantielle: lecture du §25 de l'Encyclopédie et de la remarque. L'enjeu spécifiquement moderne de l'objectivité du savoir (d'une intentionnalité et d'une référence "réelles").

4. Les six thèses fondamentales de l'Einleitung

  • Il ne peut pas y avoir de critique préalable de ce qui sert à saisir la vérité: la connaissance ni un outil ni un filtre. L'"en soi" ne s'oppose pas au "pour moi", l'en soi est pour moi. Hegel est  post-kantien en ce qu'il réfute l'indépendance ontologique de la chose-en-soi comme de toute vérité ou Absolu séparés de la connaissance (PhE, p.117).
  • Ce qu'on juge d'habitude être une simple apparence de savoir est l'apparition du savoir. On ne peut donc  se proposer que d'"exposer le savoir dans le processus de son apparition phénoménale" (PhE p.119), jusqu'à ce que la totalité réfléchie de cette apparition phénoménale manifeste l'essence. Exposer ce processus c'est exposer la "science de l'expérience (Erfahrung) de la conscience" (PhE, p.127-128). Les moments du Tout (du Vrai, de l'Absolu) ne sont donc que des figures de la conscience.
  • Sur le chemin de l'en soi, ou de l'objet vrai, la conscience, certaine au départ, perd nécessairement sa vérité: c'est un chemin autant de doute objectif (scepticisme) que de désespoir subjectif (tragique, car une conscience meurt nécessairement à soi en atteignant le concept de l'objet). Mais c'est en même temps le chemin des figures véritables de la "culture" (Bildung) (PhE, p.120), car la conscience devient toujours plus cohérente avec elle-même en étant toujours plus objective.
  • Pour nous qui connaissons quoique de façon seulement formelle, vers quelle fin tend ce processus (le Vrai, le Tout comme Absolu), notre point de vue est celui du narrateur omniscient du "roman de formation" (Bildungsroman) de la conscience. Mais c'est la "conscience malheureuse" qui passe par tous les degrés du désespoir qui lui donne son contenu concret, et qui est l'héroïne du roman. Il faut donc opposer le point de vue du "pour nous" et celui du "pour soi", qui ne coïncident qu'à la fin dans le "savoir absolu".
  • La négation double qui se manifeste dans ce processus (eu égard à une "figure" périmée de la conscience et à une version périmée de l'objet) est en même temps la détermination véritable du contenu conceptuel. (Omnis) determinatio est negatio (duplex).
  • Enfin, le moteur du processus (entre certitude et apparence pour soi, et vérité-objectivité de l'en soi) est une oscillation "dialectique" (PhE, p.125) entre: a) ceci qu'il y a quelque chose pour une conscience" (ce à quoi se réfère un savoir en le distinguant comme son objet); et b) distingué de ce savoir, c'est-à-dire du simple concept de l'objet et posé comme étant en soi, la vérité dudit savoir. Mais cet en soi (cf. la thèse anti-kantienne initiale) n'a jamais été qu'un en soi pour moi! Aussi a) le critère de la vérité est-il toujours interne à la réflexion de la conscience en tant qu'elle se rapporte à ce qui est en soi pour elle; b) chaque fois que son savoir se modifie dans et par cette comparaison, l'objet se modifie aussi: "un nouvel objet vrai surgit" (PhE, p.125) et, du même coup, avec ce nouvel objet qui apparaît "dans le dos" de la conscience, à son insu, (PhE, p.127 et Encyclopédie §25) surgit une "nouvelle figure" de cette dernière, etc. 

5. Comment Brandom comprend l'"expérience" à la Hegel: comme un apprentissage par l'erreur, à la Dewey/Miller (TOTE). Pour Brandom, l'objet vrai (l'en soi pour nous) est donc comme "devant" la conscience, pour Hegel, il est "dans son dos", signification de cette différence.

L'objectivité scientifique dans les "sciences empiriques" après Hegel (cf. Objectivity de L. Daston & P. Galison: Worthington et l'abandon de l"éclaboussure en soi", Auto-Splash.): rupture radicale (et démenti de l'idée de Brandom) ou continuité cachée? Une réponse par le développement concomitant de l'autonomie et de l'objectivité: l'en soi pour la conscience devient progressivement l'en soi pour nous.

C/ L'unité problématique du manuscrit original: une lecture du sommaire, et la centralité problématique de la "Raison"

1. Le développement à deux niveaux de l'argument de Hegel (PhE, p.54-56). "Raison" désigne-t-elle toute la troisième partie (incluant les chapitres V à VII, voire VIII), ou une simple section de transition entre "Conscience de soi" et "Esprit" (le chapitre V)? Enjeu: est-ce que c'est l'état total du réel qui nous fait penser, selon sa configuration historique et scientifique, ou reste-t-il une place pour un sujet transcendantal anhistorique (qui ne conçoit que l'objet ou l'expérience possibles)?

2. De la conscience de soi à l'esprit, sans passer par la raison (le passage crucial: PhE, p.194-195), ou bien, la raison comme dépassement nécessairement concret et objectivant de la raison vers son contenu. C'est la conversion qu'impose l'expérience moderne de la pensée. La figure décisive: Kant et le sujet universel d'une légalité universelle de la nature.