jeudi 23 avril 2020

9. De la vérité et de la référence du point de vue pragmatiste à la "déduction expressive" de la logique quantificationnelle

Lectures préparatoires

R. Brandom, chapitre 5, "Le rôle expressif du vocabulaire sémantique traditionnel: vérité et référence" et chapitre 6, "La substitution: qu'est-ce que les termes singuliers et pourquoi en existe-t-il?", in Rendre explicite 1, trad. I. Thomas-Fogiel et alii, Cerf, 2010, p.511-609 et p.611-737.
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A/ Introduction: les enjeux des chapitres 5 et 6 de Rendre explicite

1. Comment parler objectivement du monde sans donner à la représentation et à ses conditions de vérité logique une valeur explicative?

2. Le programme de la deuxième partie de RE, décomposé par étapes
  • Réhabiliter la partie "faible" du pragmatisme: la théorie de la logique et de la connaissance. Une nouvelle lecture de l'assertabilisme de Dewey à partir de Frege et Dummett.
  • Remplacer l'idée métaphysique classique d'une contrainte objective sur nos croyances (la vérité-correspondance) par une explicitation de ce que nous faisons quand nous disons que ce que nous disons "est vrai", et qu'une de nos expressions "se réfère" à un objet. (Chapitre 5).
  • Une approche déflationniste, mais qui vise aussi un surcroît de conscience réflexive sémantique, et qui traite en ce sens le calcul des prédicats (égalitaire) comme un enrichissement expressif décisif du jeu d'offrir et de demander les raisons. (Chapitres 6 et 7)
  • Pourquoi la discursivité (Chapitre 4) "ne perd pas le monde": parce que dans le jeu d'offrir et de demander des raisons, la reconstruction via l'"anaphore" de la logique quantificationnelle articule exhaustivement et en détail l'imbrication discursive de la pragmatique normative et de la sémantique inférentialiste. (Chapitre 7)
  • La vérité déflationniste du pragmatiste n'est pas une vérité au rabais, quand on la compare aux idées représentationnistes dominantes. Elle repose sur une double articulation interne de la notion de "social": en Je-Tu (i.e. perspectivisme) et en Je-Nous. (Chapitre 8)
3. La production technique d'une alternative systématique la philosophie traditionnelle de la logique: un exercice de virtuosité? Prendre la mesure du geste de Brandom: un renversement anthropologique radical du regard que nous jetons sur le langage, la raison, et l'objectivité. La sémantique métaphysique de RE comme libération du projet réflexif de la modernité.

B/ La vérité n'est pas une propriété et la référence n'est pas une relation: partir de leur usage "anaphorique" pour s'économiser la théorie traditionnelle de la vérité-correspondance. Une lecture du chapitre 5.

1. Sauver James et réhabiliter Dewey
"Le vrai, c'est ce qui marche" (James). L'acte d'adhérer à une affirmation, de "tenir pour vrai", acte qui a une valeur normative, guide une action qui peut réussir ou échouer. Importance de la portée pratique de ce tenir pour vrai: sa force pragmatique.
Brandom critique d'une idée répandue dans les sciences sociales "pragmatiques": la croyance comme tendance à agir. Deux limites de ce pragmatisme "classique": le lien à l'utilitarisme et celui à un naturalisme évolutionniste (rappel de la critique de la réduction de l'agir intentionnel à l'utilitaire).
"J'asserte que p", et ce performatif est le seul "fait" qu'il y a dans la vérité (Dewey). L'esprit de cet argument est correct, mais il y a un grave problème: l'objection de Geach et le statut des antécédents de conditionnels (s'il est vrai que alors il est vrai que q).

2. La spécificité du point de vue phénoméniste en matière de croyances.
Dans la conception dominante de la vérité correspondance, une croyance est une représentation qui pourrait être vraie. Elle ne l'est que si elle obéit à des conditions de vérité qui la transcendent. Dans la conception pragmatiste de la vérité, tenir pour vrai n'est pas seulement une apparence de vérité (tout comme avec esse est percipi, la vérité est ce qui est tenu pour vrai "vraiment").
Mais qu'est-ce que tenir pour vrai "vraiment"? Cela dérive de l'analyse de ce que l'on fait en pratique, discursivement, quand on tient pour vrai une affirmation (dans un acte de langage assertif). Et le moyen d'analyser la vérité et la référence, c'est de détailler ce qu'on fait quand on dit qu'on connaît objectivement quelque chose: comment on se sert des locutions sémantiques "être vrai", et "se référer à".

3. Référence, puis vérité: l'innovation technique de Brandom, la notion d'anaphore.
  • Inverser l'ordre d'exposition de Brandom: commencez par la référence. On a l'impression d'une relation quasi physique entre l'intra-linguistique et l'extra-linguistique (la visée sélective d'un objet par les mots). Mais nous n'avons jamais à faire qu'à une co-référence anaphorique. Le modèle des pronoms garantit l'irritabilité de la référence ("de quoi" on parle), aussi bien dans un monologue que dans un dialogue.
  • Le modèle est étendu aux descriptions définies indirectes: "Binkley le mécanicien" = "cette tête de linotte" = "il a oublié son tournevis sur le carburateur" // Binkley = il.
  • Avoir la maîtrise de la référence (référer "vraiment"), c'est être pragmatiquement capable de former des anaphores qui véhiculent ce genre de contenu, où, dit Frege, "t" et "le référent de t" sont intersubstituables. L'assertabilisme de Dewey est réparé, car on sait comme faire hériter les contenus hypothétiques des conditionnels dans une chaîne de co-références.
  • Passer ensuite à la vérité. Point de départ, la convention T de Tarski: "la neige est blanche" est V ssi la neige est blanche. Idem avec "Snow is white" est V ssi la neige est blanche. L'idée-clé, c'est qu'il y a une classe d'équivalence de substitutions possibles, de phrases nominalisées suivies de "est vrai". La suggestion de Brandom est alors de traiter "est vrai" comme un opérateur de prophrases (// pronoms), où "la neige est blanche" est comme le nom et ""la neige est blanche "est vrai"" comme le pronom.
  • Ce qui est rendu par là héritable, c'est une assertion qui est une force pragmatique, ainsi que toutes les autres phrases qu'on peut lui substituer et qui ont la même valeur inférentielle: on explique ainsi les schémas en  "s'il est vrai que p alors il est vrai que q", décisifs pour la sémantique inférentielle.
  • Parcimonie métaphysique: il n'y a pas de propriété mystérieuse de la vérité qui s'attache aux propositions. Une fois qu'on a ces règles d'usage des locutions sémantiques, il n'y a rien d'autre à chercher dans la vérité et la référence.
4. Qu'a-t-on gagné?
Brandom n'insiste pas tellement sur le déflationnisme (anti-métaphysique, contre la théorie de la vérité-correspondance : la représentation et l'énigme de la "relation" aux états de choses, et aux objets, est-elle causale? en miroir?). Il souligne l'enrichissement expressif du jeu de demander et donner des raisons. Comme une "surcouche sémantique" qui permet de parler de ce dont on parle et de dire que ce qu'on en dit est vrai. Ce supplément est un supplément réflexif, il n'est pas dérivable formellement du simple échange des raisons.
Mais c'est aussi pourquoi on ne perd pas le monde. En avance des chapitres 7 et 8, Brandom rappelle que ce supplément d'expressivité s'ajoute à la discursivité déjà en prise sur les entrées perceptives et sorties sous forme d'actions. La peur de l'absence de contraintes objectives extérieures (la peur de l'idéalisme linguistique). Elle est réduite dans la communauté par ceci que chacun est engagé bien au-delà de ce dont il est capable de reconnaître la portée, et exposé donc aux rectifications d'autrui. Et elle est réduite conceptuellement par ceci que la pratique discursive est une pratique toujours déjà contrainte en soi par le commerce perceptif avec les choses et la vie pratique en général (comparer avec l'immanence de la praxis chez le jeune Marx).

C/ Comment passer de l'expression pragmatiste de la vérité et de la référence à ce que la philosophie traditionnelle de la logique appelle la représentation des objets et des propriétés? Une lecture du chapitre 6.

1. But du premier chapitre "terrible" de RE (avec le 7): démontrer que l'usage complètement explicite de l'acte de langage assertif (ou de l'engagement doxastique) qui tient "vraiment" pour vrai p s'articule précisément dans les termes de la logique quantificationnelle. Autrement dit, une assertion qui a un rôle dans une inférence (de prémisse ou de conclusion) n'est pas vraie parce qu'elle obéit aux règles de cette logique, mais cette logique lui permet d'exprimer réflexivement à quoi au juste on adhère quand on adhère à un engagement habilité.
Ce dont Brandom se dit le plus fier dans RE.

2. L'exergue de Frege: traiter les jugements (mathématiques) comme des "phrases à trous". Le cas typique de la fonction, de l'argument et de la valeur. Les techniques de substitution comme procédé pour caractériser leurs relations. Décomposer avant de recomposer. Brandom: étendre cette analyse aux jugements (actes de langage assertifs, engagements doxastiques: tenir pour vrai) dans le jeu social de l'échange des raisons.
Une question remarquable: pourquoi y aurait-il des composants sub-phrastiques? Une expérience de pensée avec les extraterrestres. Le problème de la projection des phrases vers des phrases nouvelles; le cas crucial de ce qui varie et de ce qui reste inchangé entre la prémisse et la conclusion. La question vraiment difficile: pourquoi les composants sub-phrastiques qu'il y a sont précisément les termes singuliers et les prédicats?
L'instrumentation technique empruntée à Dummett. Rappel liminaire: chez Dummett, elle concerne l'inférence formelle, pas matérielle. Ne pas se contenter d'un algorithme syntaxique constituant des "expressions bien formées"; composer l'assertion d'ingrédients sub-phrastiques qui contribuent à sa force pragmatique globale de désigner (designatedness). La bonne sémantique n'est pas un effet de la bonne syntaxe: le refus du formalisme. L'idée décisive de Dummett: ne pas s'intéresser à la validation des affirmations simples, mais à celle des inférences, et rechercher quels composants sub-phrastiques ("multivaleurs") contribuent à cette validité.

3. Comment émerge la distinction traditionnelle entre "terme singulier" et "prédicat" quand on part d'une analyse de la contribution des contenus ingrédients à la portée inférentielle de l'assertion? Deux sous-structures se distinguent: certaines substitutions produisent des inférences réversibles (symétriques), d'autres, asymétriques.
Deux "engagements substitutionnels inférentiels matériels simples" (EMSIS) distincts:
 SI L'inventeur du paratonnerre (t) se promène
ALORS Benjamin Franklin (t') se promène
mais pas:
 SI Tout ce qui se promène, se déplace
* ALORS Tout ce qui se déplace, se promène
Il n'y a rien d'autre dans les écritures formelles t = t' (symétrie) et (x) P(x) → D(x). On retrouve donc bien les termes singuliers, les prédicats, et la quantification. Mais ces notations, prises ensemble, ne font qu'exprimer en calcul des prédicats égalitaire les EMSIS qui sont l'étoffe pragmatique concrète de l'activité discursive inférentielle. Ce ne sont pas les principes de la logique quantificationnelle qui expliquent ces deux inférences (dont la dimension matérielle est immédiate, à la différence des exemples de Frege).

4. Qu'a-t-on gagné?
C'est une "déduction expressive" du calcul des prédicats égalitaire qu'on pourrait en plus qualifier de "transcendantale" au sens kantien, puisqu'elle porte bien sur des contenus (des inférences matérielles) et pas seulement des formes. Remarquez qu'elle est conduite à partir du langage ordinaire et non d'une réflexion sur les mathématiques prises comme idéal de rationalité à projeter sur nos pratiques discursives.
Cette déduction spécifie minutieusement ce qu'est l'accroissement de la puissance expressive d'un langage qui a la force pragmatique de dire le vrai. La logique des prédicats s'ajoute au jeu des raisons données et demandées comme un supplément réflexif. Mais cet ajout exige une réorganisation de la structure des assertions et impose une décomposition en ingrédients sub-phrastiques spécifiques (termes singuliers, prédicats).
À aucun moment on n'a eu besoin d'invoquer des objets "visés" (représentés) dans le monde extérieur pour penser les termes singuliers. Parcimonie métaphysique toujours. On a juste besoin de classes de termes intersubstituables qui laissent les EMSIS invariants (Benjamin Franklin, l'inventeur du paratonnerre, le premier ministre des postes des États-Unis, etc.). Et les "compléments" de ces termes ne peuvent être que les prédicats, avec leur asymétrie inférentielle caractéristique. Notez alors que les "états de choses" représentés par la combinaison entre ses prédicats et ces termes singuliers ("Benjamin Franklin se promène", etc.) ne sont pas davantage des faits "extérieurs" auxquels les propositions devraient se conformer pour être vraies. Ce qui se passe, c'est uniquement ceci: en disposant de la notion de représentation nous pouvons exprimer de quel état de choses nous parlons quand nous tenons pour vraie une assertion. La notion de condition de vérité n'est pas abolie, mais elle devient juste une manière de dire, intrinsèquement expressive, ce qui s'hérite, d'assertion en assertion, des engagements inférentiels des locuteurs.
La conclusion à tirer de tout cela est en réalité anthropologique (cf. l'allusion finale à Quine). Ce qui fait l'essence du langage humain c'est la possibilité de s'enrichir d'un outil logique réflexif qui lui permette de prendre conscience de ce qu'il exprime et comment quand on pratique discursivement des inférences.
Peut-on apprendre à des animaux non pas à manipuler des structures sujet + verbe, mais, plus réflexivement, des conditionnels quantifiés?