dimanche 19 mai 2019

Expression et expressivisme. De la philosophie de l'esprit et du langage vers les sciences sociales?

Journée d'études le 21 juin 2019, organisée par le Lier Fonds Yan Thomas
De 9h30 à 17h30, salle 8, 105 bd Raspail, Paris

Avec Pierre-Henri Castel, Francesco Callegaro, Julia Christ, Stefania Ferrando, Michel de Fornel, Edouard Gardella, Florence Hulak, Cyril Lemieux et Vincent Réveillère.

Au sein de la philosophie pragmatique contemporaine, tout particulièrement chez Robert Brandom, les notions d'expression et d'expressivisme jouent un rôle fondamental. En première analyse, ce style de pensée tient pour étroitement liées trois choses : le privilège explicatif du know how sur le know that ; l'idée de Wittgenstein selon lequel le sens d'un concept, c'est son usage ; et un principe général d'expression qui les synthétise selon lequel la démarche de l'enquête consiste à rendre réflexivement explicite (dans des concepts) ce qui est implicite (dans des pratiques).
Autour de ce motif, des notions comme celle d'« acte de langage » déclaratif (d'assertion), d'inférence, de raisonnement pratique, et le « jeu de langage » privilégié qui consiste à « demander et donner des raisons » ont fait l'objet de développements inédits.
Or on se trouve devant un paradoxe. D'un certain point de vue, tout ce que fait déjà la sociologie d'inspiration pragmatique dans ses enquêtes empiriques met implicitement en œuvre un motif expressiviste – avec une grande richesse de résultats, et sans guère susciter d'alarme épistémologique. Par contraste, l'expressivisme pragmatique suscite un certain rejet au sein de la philosophie analytique mainstream en contredisant ses tendances à se rapprocher de la psychologie cognitive et plus généralement de l'épistémologie « naturalisée », mais aussi d'une philosophie de l'action fonctionnelle-causale marquée par l'individualisme méthodologique. La position expressiviste, surtout quand elle est radicalisée, est ainsi  grosse d'une controverse ultime sur la nature de la raison.
D'où une hypothèse tentante: et si l'expressivisme de Brandom n'était rien d'autre qu'une explicitation conceptuelle du style de l'enquête pragmatiste? Mais en réalité, sa philosophie ne fait aucun pas dans cette direction. Au mieux, certains liens se tissent avec une vision normative de la société, de l'« agir communicationnel » et de l'histoire qu'on trouve chez Habermas.
Cette journée se propose donc d'examiner, entre philosophes, linguistes et  sociologues, si et en quoi l'expressivisme (renouvelé par Brandom et Taylor) peut éclairer, voire enrichir l'appareil théorique de l'enquête en sciences sociales – ou pas. Divers aspects seront abordés: ce qu'est une raison d'agir, en quoi consiste le holisme méthodologique, l'idée d'histoire et même de sociologie historique de la connaissance qui sous-tend la démarche ; mais aussi, à rebours des situations normatives idéalisées en philosophie, ce qui empêche, ou facilite, dans la vie sociale empirique, l'expression réflexive et donc critique du contenu implicite des pratiques.
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Programme

La plupart des textes (accessibles sur ce blog), seront brièvement résumés et discutés par un premier répondant avant d'ouvrir les échanges collectifs.

9h30-10h15 Pierre-Henri Castel, Brandom, son expressivisme, et l'orientation pragmatiste en sciences sociales (discussion introduite par Francesco Callegaro)

En introduction à cette journée d'études, un crash course sur Brandom, et une première justification de l'hypothèse selon laquelle sa philosophie présente un intérêt majeur pour les sciences sociales d'inspiration pragmatiste.

10h15-11h Francesco Callegaro, L’expression du social. Brandom, Wittgenstein, Durkheim

Compte tenu de la place centrale qu’il accorde aux pratiques sociales, l’expressivisme rationaliste de Brandom semble pouvoir nous aider à clarifier les présupposés conceptuels ultimes des sciences sociales. En revenant sur sa relecture de l’argument de Wittgenstein au sujet du suivi des règles, je vais essayer de montrer au contraire que Brandom a souscrit à des engagements théoriques qui lui ont empêché de saisir le trait distinctif du social. Sans méconnaître les apports de l’expressivisme, il faut donc lui faire subir une torsion sociologique, si l’on veut le mettre au service des sciences sociales. Un lieu électif d’épreuve est l’argument analogue avancé par Durkheim dans les Formes élémentaires, selon lequel la raison humaine est un produit des pratiques sociales.

Pause

11h15-12h30 Michel de Fornel, Normes sociales, assertion et communication

L’une des forces de l’approche de Brandom dans Making it explicit et dans ses ouvrages ultérieurs est de défendre une perspective expressiviste radicalement différente de l’approche traditionnelle. Cet expressivisme que Brandom qualifie de « rationaliste » s’incarne dans un modèle associant de façon originale une sémantique inférentialiste et une pragmatique normative. On a souvent noté qu’une telle forme d’expressivisme le conduit à accorder une place centrale à un acte de langage, l’assertion,  et à une pratique linguistique, l’offre et la demande de raisons. Brandom semble sur ce point diverger de la théorie des actes de langage d’inspiration austinienne (et plus généralement de la socio-pragmatique) qui, tout en partageant la même orientation anti-représentationnelle et anti-intentionnaliste, n’a cessé de combattre l’idée d’un primat des actes de type assertif. On se propose de discuter de l’analyse de l’assertion en termes de score déontique proposée par Brandom, puis de montrer l’existence d’une convergence possible entre l’approche normative et l’approche performative.

12h30 13h15 Vincent Réveillère, Penser l'institution des concepts juridiques avec Robert Brandom.

L’approche de Robert Brandom présente un rapport particulier à la pratique du juge. En effet, pour expliquer le mécanisme d’institution sociale des normes, il prend souvent l’exemple du juge de Common Law. Le choix n’est guère surprenant. On peut penser que l’auteur y voit un cas prototypique du processus d’explicitation des normes implicites à une pratique. En effet, de nombreux mécanismes que Robert Brandom cherche à mettre en évidence dans le cas du langage ordinaire se trouvent de façon beaucoup plus explicite dans le langage juridique. En outre, la controverse se déroulant devant le juge correspond bien à la pratique du langage sur laquelle il se concentre : demander et donner des raisons. Toutefois, la vision idéalisée du Common Law que propose le philosophe tient plus lieu d’exemple pour expliquer sa thèse que de véritable objet d’étude.
Dans une posture opposée, nous proposons d’utiliser le travail de Robert Brandom pour penser l’institution des concepts juridiques en nous appuyant sur un passage de notre thèse de doctorat (Le juge et le travail des concepts juridiques : le cas de la citoyenneté de l’Union européenneInstitut Universitaire Varenne LGDJ-Lextenso, 2018). Plus spécifiquement, nous aborderons deux questions dans cette communication. Tout d’abord, nous chercherons à montrer que concevoir l’institution du contenu conceptuel comme un processus social et historique permet de dépasser des difficultés que l’on rencontre quand on pense les concepts comme des représentations définies a priori par des conditions nécessaires et suffisantes. Ensuite, nous proposerons une réflexion sur la façon dont le modèle que propose Brandom peut être développé pour penser la controverse se déroulant devant le juge comme participant à l’institution des concepts juridiques.

13h15-14h Pause déjeûner (les étudiants sont invités, dans la mesure des sandwiches disponibles!)

14h-14h45 Florence Hulak, L’expressivisme de Charles Taylor, une passerelle entre philosophie de l’esprit et sciences sociales ? (Voir le document joint)

Il peut être tentant de concevoir la pensée de Charles Taylor comme la médiation manquante entre philosophie de l’esprit expressiviste et sociologie pragmatique. En effet Taylor convoque une théorie de l’esprit et du langage puisée dans une tradition qu’il qualifie d’expressiviste (Herder, Hegel, Wittgenstein) pour proposer une lecture holiste et interprétative des phénomènes sociaux, critique des approches atomistes ou naturalistes. Nous soutiendrons toutefois que cette passerelle ne tient pas, parce qu’elle prend la forme d’une herméneutique politique qui est en réalité incompatible avec une philosophie de l’esprit d’ascendance wittgensteinienne (ce que confirme la lecture du débat de Taylor et Brandom sur Making It Explicit), comme avec les sciences sociales.

14h45-15h30 Stefania Ferrando, Du pouvoir à l’autorité symbolique : rendre explicite l’implicite est une pratique politique.

Ma contribution portera sur le concept de « autorité symbolique », tel qu’il a été élaboré par la philosophe Luisa Muraro. L’explicitation conceptuelle de ce qui est implicite dans les pratiques est d’abord une forme spécifique d’enquête scientifique ou plus largement d’entreprise intellectuelle. Il est toutefois important de reconnaître que, dans l’histoire de certains mouvements politiques modernes (féministes mais aussi ouvriers), cette explicitation réflexive a aussi été intégrée comme un moment central de la pratique politique elle-même.
Quelles sont les conditions pratiques de l’articulation conceptuelle de l’implicite des pratiques dans le cadre de ces contextes politiques ? Parmi ces conditions, on assignera une place centrale à l’émergence de formes d’autorité symbolique, censées permettre une circulation entre le langage et l’expérience qui s’oppose à la prise du pouvoir sur la compréhension et la description de l’implicite des pratiques. Les travaux de la philosophe Luisa Muraro consacrés à la linguistique et à la psychanalyse (Maglia e uncinetto ; L’ordre symbolique de la mère) vont nous permettre d’une part de préciser le concept de « autorité symbolique » et d’autre part de montrer son articulation explicite à partir des pratiques politiques du féminisme radical italien.

15h30-15h45 Pause

15h45-16h30 Edouard Gardella. Sociologie de la réflexivité: à partir d'un article sur la relation d'assistance.

Je partirai d'un article paru dans Sociologie du travail, qui propose une approche réflexive de la relation d'aide ; réflexive au sens du LIER, c'est-à-dire attentive à la façon dont les acteurs manifestent une réflexivité dans le cours de leurs pratiques. L'objectif est de voir comment, à partir de descriptions ethnographiques de situations et de dynamiques d'interactions, on peut en inférer, en tant que sociologue, la normativité de l'agir qui se rend observable dans les pratiques ; le type de pratiques concernées ici étant une relation d'assistance auprès de sans-abri. Je proposerai sur cette base des pistes pour voir comment sociologiser une appréhension de la normativité de l'agir à partir de Brandom.
Les lecteurs pourront se concentrer sur l'introduction (qui pose l'importance de l'observation de la façon dont les professionnels tiennent compte de la réception de l'aide qu'ils prodiguent pour faire passer d'une philosophie du care à une sociologie de la relation d'aide) et la 4e partie de l'article (dans laquelle il y a une longue description d'une situation où la réception de l'aide est incertaine).

16h30-17h15 Cyril Lemieux, Tendances à agir et expressivité sociale (à partir du Devoir et la grâce, 2009, p.112-125).