lundi 15 mars 2021

12. La culture et l'intelligence des Lumières: Hegel devant le vertige de la négation moderne de la substantialité-naturalité du monde social

 Lectures préalables

Hegel, Phénoménologie de l’esprit, L'Esprit, section B, I et II, GF, p.416-488.

R. Legros, "Les Lumières dans la Phénoménologie de l'Esprit", Revue germanique internationale n°24, 2016, p.57-86.

Références

D'Holbach, "Prêtres" dans l'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert.

Diderot, Le Neveu de Rameau.

Moses Mendelssohn / Emmanuel Kant, Qu'est-ce que les Lumières ? Mille et une nuits, 2006.

Martial, Epigrammes.

Voltaire, "Prière à Dieu" dans le Traité sur la tolérance, chap. XXIII.

Rousseau, "Profession de foi du vicaire savoyard", Emile.

Wagner, Les Maîtres-chanteurs de Nuremberg.

________________

(Enregistrement de l'exposé

Enregistrement du séminaire)

A/ Introduction: l'immixtion corruptrice de la subjectivité de la "personne" dans la belle totalité éthique

1. Pourquoi la "Terreur" est-elle un point de butée du développement? Situation historique de Hegel. L'apparence pacifique des Lumières, "dont le midi n'est pas sanglant" (PE 461): de la diffusion et de la propagation douce à l'explosion finale.

2. L'irruption corruptrice de l'individualisme subjectif: rappels sur le "statut personnel" romain.

3. Les tensions de l'individu moderne: l'Entfremdung, aliénation de l'être éthique substantiel. Dénaturalisation ou dénaturation? Les trois temps du chapitre:

  • La critique des préjugés religieux, et le renversement de l'intelligence et de l'"esprit" en sottise.
  • L'autocontradiction du soi purement négatif: Le Neveu de Rameau (le parallèle avec Martial).
  • L'horizon implicite de la Phénoménologie de l'esprit: un Etat post-révolutionnaire d'individus libres mais organiquement liés. Le mythe romantique tardif de la belle communauté chrétienne-germanique (Wagner). Le problème d'une synthèse philosophique introuvable entre libéralisme et conservatisme, et la place en creux de la sociologie.

3. Les innovations de ce chapitre et leurs paradoxes

  • Pas vraiment un développement chronologique, mais une succession de figures du subjectivisme avec un aller-retour entre Anciens et Modernes.
  • La découverte du discours dialectique entre logique pure et considérations empiriques. Le cas de l'analyse des Lumières comme particulièrement probant.
  • Non pas Kant, mais Mendelsohn ("culture" et "Lumières" en 1784 dans Qu'est-ce qu'éclairer?)
B/ Le travail de la culture, comme formation de l'individu pour soi

Rapport méprisant à l'Aufklärung:  c'est un cas de "conscience malheureuse" (PE 444). En même temps, schéma dialectique minutieux de son déploiement, dans une dialectique entre conscience de soi (forme, négativité, pensée, pour-soi, existence individualisée) et conscience (contenu, positivité, être, en-soi, universalité de l'essence). De la culture à la "pure culture", spécifiquement moderne: celle d'un pour soi dépourvu d'en soi.

1. Premier côté: la conscience de soi effective.
Comme prémisses, l'égalité "devenue" (reconnue) des individus (par contraste avec le statut juridique formel des personnes): elles se suppriment toutes effectivement au profit de l'universel (le Bien). Conflit entre l'intérêt particulier pour la richesse (le Mauvais) et le pouvoir universel d'État, entre conscience vile et conscience noble.
Attention, cet égoïsme est un égoïsme au sein de la substance éthique, et donc, en réalité la richesse poursuivie par chacun profite à tous (Smith), ce qu'il ne se représente pas, mais qui est la raison de sa richesse.
La question des "pairs" et la noblesse d'Etat des modernes.
Distinguer deux temps. a) L'opposition du Bien (l'universel du pouvoir d'Etat) et le Mauvais (la jouissance égoïste de la richesse; b) celle, qui réfléchit la première comme égalité ou inégalité du pouvoir d'Etat et de la richesse, de la conscience noble et de la conscience vile.
Hegel et la "société de cour"': nouvelle figure de la dialectique du maître et du serviteur. In fine, le noble pair devient un vil courtisan qui "s'enrichit du pouvoir d'Etat" (PE 437).
Du côté de la conscience vile: le client romain. La flatterie non-noble ("le jugement ravageur", Martial et ses épigrammes). Figure moderne: Le Neveu de Rameau. Idée-clé: son esprit "dénature" tout (PE 444), et non dénaturalise tout. Mais comme le "client" moderne n'est pas protégé par un ordre éthique "naturel", son autodestruction ironique, sa "pure culture" confine donc à la folie.

2. Deuxième côté, la conscience (ou l'essence sans existence effective).
Non seulement elle est au-delà de la conscience de soi effective, mais elle est même "fuite" vers un autre monde suprasensible (PE 449-450). De là on juge la vanité de l'ici-bas.
Du point de vue de l'objet de "croyance" (pas de savoir), cette conscience au-delà de la conscience de soi, ce Je pur qui est raison d'être du monde, c'est le Dieu du déisme, intelligence infinie, accessible sans révélation, objet d'une religion naturelle "philosophique" (Voltaire, Rousseau).
Ce que dit l'"être suprême" de Robespierre (PE 474) ━ ou le "grand architecte" des francs-maçons égalitaristes: "Soyez pour vous-mêmes ce que vous êtes tous en vous-mêmes, des êtres de raison" (PE 455).
Ce qui est vrai pour nous, néanmoins, c'est que "la connaissance absolue de la croyance n'est pas l'essence abstraite qui serait au-delà de la conscience croyante, mais au contraire l'esprit de la communauté [...]" (PE 464).

C/  Les Lumières qui effectuent historiquement le travail de la culture dans la Modernité, comme méconnaissance radicale de l'unité rationnelle de l'effectivité du sujet et de la présence substantielle de l'esprit

1. Le point de départ de l'Aufklärung, selon Hegel, c'est d'invoquer contre la croyance précisément l'intelligence dont la figure émerge à partir de la pure conscience au-delà de toutes les consciences (donc le déisme contre la religion). C'est ramener cette vérité de la conscience (de l'essence encore ineffective) dans l'effectivité du monde de la conscience de soi.
L'esprit, le Witz, au service de l'intelligence qui émancipe de la superstition; mais en réalité, cette intelligence suprême s'avère "sottise", car elle conçoit la religion dans les termes de la représentation. Les trois preuves d'esprit des Lumières et leur renversement en sottise:
  • La réification-fétichisation du divin; mais la croyance ne voit pas la matière, elle voit l'esprit.
  • La contingence des témoignages historiques invoqués par la religion; mais c'est la communauté des croyants qui atteste en chacun et pour chacun de la foi transmise par la tradition.
  • L'ascétisme est anti-naturel; mais les Lumières aussi invoquent au moins le droit au dépassement de l'égoïsme et de la jouissance privée.
Dans les trois cas, la prétendue intelligence critique non seulement fait un contresens sur l'esprit religieux, mais projette ses propres limites dans l'esprit religieux (chosification d'entendement, représentationnisme subjectif, impuissance à concevoir le collectif et la norme commune, réduction de l'idéal à un devoir-être asymptotique). En condamnant la religion, elle se condamne (PE 462-463).
La lutte conjointe contre "le prêtre trompeur" et le "despote oppresseur" (d'Holbach): annonce de la Révolution, qu'il faut entendre comme la destruction de l'en-soi par le pour-soi.

2. L'effet positif en retour de la critique de la superstition sur le monde de la conscience de soi effective: "Qu'est-ce qu'on fait maintenant?" (PE 470).

La critique de la superstition a dégagé la place d'un "absolu" (PE 471) qui ne coïncidera plus jamais avec une "chose". C'est désormais le pur négatif.
Étant devenue relation aux choses sensibles, la conscience naturelle n'est plus un point de départ (comme dans la visée du "ceci sensible"), mais un résultat.
La croyance, ainsi, a fini par devenir "la même chose" que les Lumières: une relation de raison du fini à l'infini.
Ces trois résultats signent la dette de Hegel à l'égard des Lumières, leur travail d'abstraction est essentiel, leur sérieux, c'est d'être devenu un monde. On verra dans la section finale que ce monde est livré à la "volonté" rationnelle des individus.

L'expression paradigmatique de ce nouveau rapport du fini à l'absolu, c'est que toute chose sert à une autre, toute chose est utile (il n'y a rien qui ne serve à rien, autrement dit le principe de raison de Leibniz, "rien n'est sans raison", est devenu pratiquement effectif, une forme de vie sociale).
La contradiction qui subsiste, c'est le mélange entre le matérialisme le plus brutal et le déisme le plus abstrait. Mais face à ces "platitudes", l'en soi et le substantiel réclament encore leur droit sous la forme d'une "désirance incessante de l'esprit rembruni en deuil d'avoir perdu son monde spirituel" (PE 481).
En cela les Lumières, en réarticulant le sensible et l'universel, le pour soi et l'en soi, parachèvent en raison le désenchantement du monde: "Les deux mondes sont réconciliés, et le ciel a été descendu et transplanté sur la terre" (PE 488).

Pour finir, les Lumières qui ont vaincu la superstition se divisent elles-mêmes en deux camps, en fonction de Spinoza (deus sive natura): soit un naturalisme matérialiste athée, soit un déisme moralisateur et abstrait. C'est la conséquence de leur rapport au "ceci sensible", articulé, via l'utilité, à l'absolu: ou bien elles choisissent le parti de l'être (le substrat matériel de la sensation), et le reste est abstraction, ou bien elles choisissent le parti de la pensée, et elles sont obligés de postuler un au-delà de la conscience de soi (un dieu rationnel et finaliste). Hegel propose ainsi une déduction dialectique exhaustive de l'esprit des Lumières.