dimanche 29 septembre 2019

Compte rendu d'enseignement 2018-2019 pour l'Annuaire de l'EHESS

Le séminaire inauguré cette année revendique fortement son titre, philosophie « et » sciences sociales, par contraste avec un autre dont il se démarque, malgré des affinités de contenu évidentes : philosophie « des » sciences sociales. Il ne se propose pas, en effet, une critique épistémologique des sciences sociales contemporaines. Il se propose tout autre chose : mettre à l’épreuve une hypothèse de grande portée selon laquelle la philosophie et les sciences sociales, solidairement, contribuent à augmenter la réflexivité collective sur les transformations des sociétés modernes, voire expriment (articulent, rendent plus explicite) cette réflexivité à l’œuvre dans les pratiques sociales de tous ordres caractéristiques de cette modernité.
L’expression « sciences sociales » est prise au sens large : il s’agit non seulement de la sociologie et de l’anthropologie, mais aussi bien de l’histoire, voire du droit (au moins sous certains aspects), mais aussi de la psychanalyse – ne serait-ce que parce que cette dernière est apparue comme une forme de réflexivité spécifique dans la modernité récente, sans oublier la mise en cause radicale des idéaux du moi qu’a su y identifier la « théorie critique ».
Un fil conducteur naturel pour développer cette grande hypothèse, c’est d’examiner comment le « tournant pragmatiste » des sciences sociales contemporaines (au cœur du programme scientifique du Lier-FYT) bénéficierait des avancées de la philosophie pragmatiste actuelle, mais aussi de l’élucidation des difficultés qu’elle a mises au jour dans le projet pragmatiste initial (celui de Dewey ou de Mead). De façon symétrique et inverse, on se propose de confronter cette philosophie (qui est une philosophie de l’esprit, donc du langage et de la logique, mais aussi une philosophie de l’action et une philosophie sociale) aux avancées et aux problèmes des sciences sociales d’inspiration pragmatiste.
Un accent particulier a été mis sur le « champ de bataille » (Kampfplatz, dit Kant) qu’a ouvert aujourd’hui la contestation des doctrines dominantes de la représentation et de l’action avec, disons, le tournant naturaliste et cognitiviste de la philosophie « analytique ». La construction d’une alternative rigoureuse à ce tournant est notoirement difficile. Vérité, objectivité, relativisme et constructivisme, historicisme ou platonisme, autant de notions et d’options au centre du débat. Mais surtout, la rationalité que promeuvent ces conceptions dominantes dans le champ de la philosophie analytique d’aujourd’hui est généralement contraire à l’esprit des sciences sociales « classiques » – si, du moins, on considère que l’individualisme méthodologique est incompatible avec le courant issu des travaux de Durkheim, Mauss, Elias, etc. Les séminaire trouve donc dans le croisement de ces disputes, qui a été peu entrepris de façon systématique, son terrain propre.
Pour commencer à l’arpenter, le séminaire s’est donc déployé sur deux axes.
Le premier, c’est un commentaire de l’œuvre majeure de Robert Brandom, Making It Explicit. Le philosophe américain s’est en effet consacré à proposer une alternative méthodique, d’inspiration explicitement pragmatiste, aux théories dominantes de la représentation et de l’action. Le maître-mot de cette alternative, c’est un rationalisme dit « expressiviste », et c’est à sa clarification qu’on s’est attelé. En 2018-2019, la moitié de l’œuvre a été parcourue, contextualisée au sein des polémiques philosophiques d’aujourd’hui, et rattachée dans ses grandes lignes à une lecture ample de l’histoire de la philosophie moderne : Kant, Hegel, Frege, Wittgenstein et Heidegger. On a aussi commencé à élucider les relations de Brandom avec Sellars, Dennett et Davidson. L’année 2019-2020 sera consacrée à lire la seconde moitié du livre.
Le second axe est moins intuitif et plus empirique. Il a consisté à interroger sur la base d’une philosophie de l’esprit et d’une philosophie sociale pragmatistes une pratique tout à fait particulière : la psychanalyse avec les enfants. À rebours de la compréhension psychologique de ces pratiques par les acteurs eux-mêmes, on a commencé à soulever l’hypothèse qu’il s’agirait non pas de l’application d’une théorie du fonctionnement mental morbide des enfants, théorie prétendument corroborée par la clinique, mais d’un « rituel thérapeutique » qui se décline en une série d’opérations visant à resocialiser des enfants confrontés aux contradictions et aux contingences de leur devenir-adulte. C’est une illustration éloquente de la force critique de l’approche pragmatiste pour dénaturaliser et dépsychologiser certains faits sociaux et les théories que s’en font les acteurs, mais en s’efforçant toutefois de respecter ces pratiques, et de comprendre les principes de leur efficacité sociale en fonction des contraintes de tous ordres (institutionnelles comme épistémiques) qui s’exercent sur les protagonistes et sur les idéologies qui émergent de leurs pratiques concrètes. En 2019-2020, l’enquête se poursuivra, mobilisant toujours plus des approches socio-anthropologiques alternatives à la psychologie, en approchant de plus près les faits et gestes des psychanalystes avec les enfants. Or la philosophie pragmatiste peut, selon nous, renouveler à la fois la philosophie et l’histoire de la psychanalyse, mais aussi, à plus longue échéance, réarticuler de façon originale (distincte en tout cas de la « théorie critique ») la psychanalyse au champ des sciences sociales. Vu le crédit dont jouit cette dernière depuis une vingtaine d’années, nul besoin de souligner à quel point cet autre front du champ de bataille promet lui aussi d’être animé.
Sur le plan pédagogique, enfin, ce séminaire a mis en œuvre deux pratiques, qu’on reconduira. Tout d’abord, les étudiants sont invités à abandonner toute attitude de surplomb touchant l’élaboration philosophique et épistémologique, puisque les polémiques qu’on tente de comprendre et de formaliser sont ceux dans lesquels nous sommes tous pris actuellement. Commenter un philosophe vivant, comme Brandom, qui a d’ailleurs publié cette année son deuxième livre majeur, A Spirit of Trust, c’est ne plus pouvoir s’abriter derrière des interprétations légitimes et stabilisées, comme ils en ont eu l’habitude lors de leurs études antérieures. C’est dialoguer de plain-pied avec lui. Outre les habituelles fiches de lecture, il a donc été proposé aux volontaires de traduire un ouvrage de Brandom, Reason in Philosophy, pour contribuer à disséminer ses questions. Le fruit de leur labeur sera publié avec l’aide financière de l’EHESS dès 2020. Autant que faire se peut, cet effort de traduction, c’est-à-dire à la fois de compréhension d’un penseur et de mise à disposition de ses arguments auprès de la collectivité, sera repris en 2019-2020. Second procédé encouragé : rapprocher le plus possible, quand le sujet s’y prêtait, le travail des étudiants en Master d’un terrain d’enquête concret, et de l’observation de la manière dont des acteurs engagés dans des activités déterminées font la théorie de ce qu’ils font. L’analyse conceptuelle, argumentative, réflexive et critique qui reste au cœur de la philosophie est réputée s’enrichir de l’examen « socratique » desdites activités dans leur contexte social. Un co-jury avec un sociologue est et sera toujours possible.
Le séminaire est accessible sur le blog https://philosophiesciencessociales.blogspot.com/ Les cours ont été enregistrés, ainsi que les exposés de la journée d’étude du 21 juin 2019, « Expression et expressivisme. De la philosophie de l’esprit et du langage vers les sciences sociales? » organisée par le Lier-FYT.