vendredi 31 août 2018

Présentation des objectifs du séminaire

Il est assurément difficile de justifier aujourd'hui un séminaire de philosophie des sciences sociales sans préciser son enjeu politique, tant du côté de la politique de la science, que de la situation politique générale, et du statut contesté des sciences sociales pour armer la réflexion démocratique. En effet, la "psychologisation" des rapports sociaux n'est pas purement idéologique, un simple épiphénomène des conceptions individualistes dominantes; elle s'appuie désormais aussi sur la mobilisation de principes scientifiques, comme l'individualisme "méthodologique", ou de puissantes théories de la représentation, de la référence (en logique, en sémantique) et de l’intentionnalité qui confèrent aux sciences cognitives, voire aux "neurosciences sociales" un statut inédit. L'alliance entre sciences cognitives et économie (politique), ou les procédures de naturalisation de l'intentionnalité, commandent ainsi des styles d'action étonnamment concrets, rapportés à l'abstraction et la technicité philosophiques de leurs prémisses. Les sciences sociales spontanément holistes, enracinées dans une prise en considération systématique de l'histoire, bref, celles de la tradition française après Durkheim, en sont du coup profondément remises en cause.
Rompre avec, voire contester ce style dominant de la rationalité philosophique contemporaine est alors une tâche extraordinairement difficile. Surtout si la dispute n'est pas purement conceptuelle ou abstraite (en en appelant à Wittgenstein, par exemple, pour contester le naturalisme philosophique), mais se donne pour objectif, en investissant certaines questions que (se) posent les sciences sociales aujourd’hui, d'aborder concrètement la signification pratique, historiquement située, de nos activités de conceptualisation et d'argumentation.
Les premières séances de ce séminaire seront donc consacrées à clarifier l'enjeu des relations entre philosophie et sciences sociales dans le cadre général des études interdisciplinaires sur la réflexivité caractéristiques du Lier, en particulier en relation avec la philosophie politique et avec la sociologie historique de la connaissance. Mon but général est ainsi d'essayer de présenter certaines questions philosophiques actuelles sous un jour qui les rendent pertinentes pour la théorisation mais aussi la pratique concrète des sciences sociales et, réciproquement, de faire émerger certains enjeux conceptuels d'une grande portée philosophique de travaux récents d'anthropologie et de sociologie. Pragmatisme est ici le mot-clé. Mais, de façon peut-être plus provocante, j'en passerai par la réhabilitation, ou par la redécouverte, de deux motifs devenus presque anathèmes dans le champ de la philosophie "analytique" de la logique, du langage et de l'esprit et, par ricochet, de l'épistémologie standard des sciences sociales: la pensée de Hegel (une forme d'absolutisation conceptuelle du holisme), et la psychanalyse (le type de la théorie psychologique fausse).
Je suivrai donc ensuite deux fils, en alternance.
Je commencerai l'examen suivi des principales thèses de l'inférentialisme de Robert Brandom, dans le cadre de ce qu'il a appelé le "pragmatisme analytique". Il s'agit en effet, en philosophie de l'esprit, du langage et de la logique, d'une des tentatives contemporaines les plus puissantes et les plus systématiques de construire une alternative holiste au paradigme actuellement archidominant des théories de la représentation, de la vérité et de la référence d'orientation cognitiviste. Et la lecture que Brandom propose de Hegel, lecture si surprenante dans le contexte de la philosophie analytique, permettra de préciser le lien original qu'il élabore entre inférence, intentionnalité, action, socialité et histoire, et sa force critique aussi bien eu égard aux sciences cognitives que, par exemple, par rapport à la théorie de la décision et du choix rationnel.
Dans le sens inverse, des sciences sociales vers la philosophie, j'exposerai un travail actuellement en cours sur la psychanalyse des enfants entendue comme un "rituel thérapeutique" dans les sociétés individualistes. Adoptant un point de vue paradoxalement anti-psychologique, je donnerai une description essentiellement pragmatiste des crises de la socialisation primaire des enfants, des pratiques destinées à y remédier, et de la façon dont la psychanalyse se les représente, notamment Winnicott. Je m'appuierai pour cela sur certains travaux classiques d'anthropologie des rituels thérapeutiques, en particulier ceux élaborés autour des Ortigues au Sénégal, mais aussi de travaux récents d'anthropologie de l'image et de la mémoire, tout spécialement ceux de Carlo Severi. Mon propos sera d'illustrer comment l'articulation d'une philosophie et d'une sociologie d'inspiration pragmatiste (partant de l'usage et des pratiques pour aller vers le sens des concepts qui les élaborent et les réfléchissent) éclaire de façon inédite des questions controversées comme celles de la scientificité de la psychanalyse, de son lien à l'anthropologie, et du coût épistémologique et conceptuel de leur rapprochement.

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