Brandom, son expressivisme, et l’orientation pragmatiste en sciences sociales (P.H. Castel)

Pour introduire cette journée sur un thème assurément un peu mystérieux, l’expressivisme, je commencerai par attirer votre attention sur ceci que l’appareil conceptuel que déploie Cyril Lemieux dans Le Devoir et la grâce, et tout particulièrement les pages qu’il a suggéré d’y relire pour cette journée, relève d’une réflexion disons « métasociologique ». Il ne cesse à chaque page de mobiliser des concepts d’origine philosophique (mais dont l’usage est censé être empirico-scientifique au sein d’enquêtes), comme celui de raisons d’agir, de règles, de grammaire, de disposition, d’intentionnalité, de normes, etc. Or, tous ces concepts se retrouvent au cœur de la philosophie de l’esprit contemporaine, et dont l’expressivisme de Brandom offre une synthèse et (à mon avis) un dépassement spectaculaires.
C’est pourquoi, dans le sillage du séminaire de Master que j’ai fait cette année, je vais essayer de vous faire sentir l’intérêt de cette œuvre philosophique absolument gigantesque, mais encore en mouvement, et qui est probablement loin d’avoir dit son dernier mot.
Dans ce document, qui est avant tout un document de travail, je ne peux toutefois que clarifier les intuitions qui me conduisent à mettre en avant l’idée d’expressivisme comme un « pont » entre sciences sociales et philosophie. Car la remarquable synthèse et le renouvellement problématique caractéristiques de la philosophie de Brandom reposent sur ce thème de l’expression et de l’expressivisme – qui s’avère offrir une alternative positive et systématique aux représentations dominantes aujourd’hui en philosophie de l’esprit (et donc du langage et de la logique), qui sont d’inspiration naturalistes, cognitivistes (et donc « représentationnistes », j’expliquerai plus loin pourquoi), marquées par l’individualisme méthodologique, et, en philosophie de l’action, par la prégnance des théories de la décision et du choix rationnel. Bref, pour ce qui concerne l’épistémologie elle aussi dominante aujourd’hui des sciences sociales, vous reconnaissez là la prétention d’un modèle économique et psychologique à fournir la rationalité de référence pour la description objective des faits (sociaux comme naturels).

Si je parle d’alternative positive et systématique, chez Brandom, c’est qu’il ne se contente pas de mobiliser Wittgenstein ou Dewey pour juste critiquer les défauts des conceptions naturalistes-cognitivistes de l’intentionnalité, de l’esprit, du social, de la signification, etc. De telles critiques, d’ordre négatif, on en trouve déjà par exemple chez Descombes. Chez Brandom, il s’agit de prendre à bras-le-corps une reconstruction exhaustive de la doctrine de la raison (et donc de la logique, en particulier la sémantique logique, autrement dit la théorie de la vérité et de la référence), mais aussi de la raison pratique, dont le projet naturaliste-cognitiviste d’aujourd’hui prétend incarner la figure la plus plausible à partir d’une certaine analyse du langage, de l’action et de l’esprit (moyennant, souvent, une théorie extrêmement riche de la sélection naturelle et de l’évolution, et dans une indifférence quasi-absolue à l’histoire et à la société et, en tout cas, avec un refus radical de toute forme de holisme). En d’autres termes, Brandom entreprend de montrer en détail qu’on peut parfaitement disposer de toutes les ressources de la rationalité moderne (y compris de sa logique et de sa sémantique) sans se servir d’aucune primitive du genre « représentation » (état cognitif, croyance, etc.), « condition de vérité », « loi logique », etc. ; il ne serait pas plus nécessaire d’avoir recours à des théories de la « causalité mentale » ni à des théories fonctionnelles-causales de l’esprit pour expliquer (voire pour calculer) l’action humaine. Brandom a même fabriqué des algorithmes pour montrer comment récupérer ces notions au terme d’un processus d’engendrement de plus en plus sophistiqué dont le premier terme notre pratique de l’assertion (du jugement) et de l’inférence. Cette pratique intrinsèquement sociale est chez lui l’objet d’une « pragmatique normative » dont je ne pourrai mettre en valeur que quelques aspects.
Non sans appréhension (car je suis loin de maîtriser Brandom !), je viens donc suggérer devant vous que l’appareil théorique qui sous-tend la sociologie pragmatiste, dans la mesure où cette dernière se réapproprie à ses fins un certain nombre d’analyses de la philosophie de l’esprit pragmatiste, ou encore post-Wittgenstein, pourrait éventuellement bénéficier de la synthèse expressiviste de Brandom. Cela ouvrirait au sein de notre nouveau laboratoire des possibilités d’échanges inédites, voire de collaboration sur des points cruciaux de méthodologie et d’épistémologie, entre philosophes, linguistes intéressés par la vie sociale du langage, et bien sûr les sociologues.
Pour finir, je parlerai d’un projet en cours, qui a pour ambition de tirer en termes épistémologiques certaines conséquences de cette philosophie de l’esprit alternative. C’est une enquête d’anthropologie philosophique sur une pratique sociale controversée, la psychanalyse des enfants.

Mais tout d’abord, une clarification sur ce que signifie « expressivisme ».
Ce n’est pas un mot inventé par Brandom, qui se livre à des exégèses minutieuses des conceptions de l’expression déjà employées par Spinoza et Leibniz (comme l’avait vu Deleuze) pour résoudre l’impasse cartésienne de la relation « intentionnelle » entre la pensée et les choses. Car si Dieu garantit que nos idées claires et distinctes sont des idées objectivement vraies, on se demande bien comment l’ordre et la connexion des idées a effectivement ce rapport-là avec l’ordre et la connexion des choses... je vais y revenir tout à l’heure.
Faisons ensuite un saut conceptuel qui nous transporte chez Hume. On a en effet l’habitude d’appeler « expressiviste » (par opposition à « cognitiviste ») toute conception morale qui ne voit dans le bien et le mal que l’expression des réactions des gens à certaines situations, selon qu’elles leur conviennent ou pas, et non un jugement où l’on reconnaîtrait un cas d’une notion prédéterminée du bien ou du mal. Hume est ainsi à l’origine du scepticisme moderne face à l’objectivité (disons « platonicienne ») des normes morales.
L’autre expressivisme décisif, c’est celui qui porte sur les concepts modaux : le possible ou le nécessaire. Après tout, dans le sillage de Hume, il n’y aurait aucune raison de leur prêter un contenu objectif, en soi. On pourrait aussi bien en faire l’expression d’attitudes normatives (épistémiques, cette fois, et non plus simplement éthiques).
Il y a enfin une version romantique de l’expressivisme comme déploiement explicitant de la totalité, qui va de pair avec la divinisation de la nature, et qui procède nettement d’une relecture de Spinoza chez les idéalistes allemands. Taylor, aujourd’hui, est un de ceux qui s’efforcent de le réactualiser, en faisant fond notamment sur une « poétique » de l’expressivité, de l’intérieur vers l’extérieur, de l’âme vers le corps, etc.
L’expressivisme est plutôt, dans le sillage radicalement anti-poétique et anti-romantique de Hegel, cela quoi se mesure le sérieux de l’agir. Brandom a énormément influencé ce qu’on appelle la Hegel Renaissance, non seulement en rapprochant de manière très substantielle et très conceptuelle Hegel avec ce qu’il appelle le « pragmatisme analytique », mais parce qu’il est un vigoureux défenseur d’une thèse centrale de la Phénoménologie de l’esprit selon laquelle « l’action ne fait que traduire un être originellement implicite en un être rendu explicite ». Il défend donc une théorie expressiviste de l’action bien plus forte que ses esquisses wittgensteiniennes, notamment chez Anscombe, car intrinsèquement ouverte sur l’histoire et la vie sociale.
Chez Brandom, tous ces motifs, sauf donc le dernier dans sa portée romantico-poétique, se retrouvent intriqués les uns dans les autres.
Mais je pense qu’on peut surtout caractériser l’expressivisme « généralisé » de Brandom comme la synthèse de deux motifs connus. Le premier, dont on trouve l’origine chez le deuxième Wittgenstein (mais aussi, encore que cela soit plus complexe à lire, dans le premier Heidegger), c’est que le sens d’un concept, c’est son usage. Le second, récurrent dans la tradition pragmatiste, c’est l’antériorité explicative du know how sur le know that, au principe de la notion d’enquête. L’expressivisme, c’est la fusion des deux motifs, dans la mesure où on peut considérer qu’il s’agit de rendre explicite dans des expressions verbales, des concepts, des formes logiques, etc., ce qui était implicite dans des pratiques, et que cette explicitation, ou, pour mieux dire, cette élaboration de l’implicite (qui prend parfois un tour algorithmique très technique) est de nature essentiellement réflexive. Au total, quand cette réflexivité est pleinement déployée, elle coïncide avec le processus critique d’autonomisation, dans une filiation qui est explicitement kantienne sur le plan épistémique et hégélienne sur le plan social et historique.

L’expressivisme prend alors tout son sens chez Brandom pour autant qu’il permet d’analyser à nouveaux frais la question centrale de la philosophie de l’esprit, celle de l’intentionnalité.
Cette dernière se décline en intentionnalité du langage et de l’esprit (quels rapports les mots et les croyances entretiennent-ils avec leurs objets et les états de choses, « là-bas » dans le monde réel ?) et en intentionnalité de l’action (comment puis-je « viser » avec succès un but qui est une raison de ce que je fais ?). Dans le premier cas, les notions qu’on se propose de reconquérir sont celles de référence, de vérité et de « représentation » objective. Car l’approche pragmatiste consiste à ne pas se les donner comme des primitives explicatives. Dans le second, on est confronté au risque naturaliste de la réduction de l’explication causale de l’action à un instrumentalisme utilitariste. Plus profondément, Brandom veut dépsychologiser l’intentionnalité. Dans les conceptions dominantes, un agent cognitif « se représente » un objet, avec lequel il doit bien entretenir en dernière instance un rapport de type causal, pour garantir au moins à un bout de la chaîne l’« adéquation » au réel qui rend vraie sa représentation. L’affinité de ce type de solution avec les méthodologies individualistes de la psychologie cognitive est patente dans la philosophie analytique d’aujourd’hui. Il en existe d’infinies variétés sur laquelle je ne m’étends pas. Et la théorie du choix rationnel combine des « états cognitifs » (des croyances) avec des pro-attitudes (désir, préférence), en sorte que le raisonnement pratique produise causalement l’action. Là encore, il existe une foule d’options possibles, sur lesquelles je ne m’étends pas davantage.
Parce que, dans tous les cas de figure, rien n’exclut qu’on se trouve en face d’un agent cognitif isolé, et qui pourrait n’avoir qu’un seul concept ou qu’une seule représentation, « remplie » d’un contenu qui lui est fourni par le monde extérieur, ou bien d’un agent qui pourrait n’avoir qu’une seule intention, c’est-à-dire une seule vectorisation à la fois causale et fonctionnelle de son action.
D’ailleurs, un des représentants paradigmatiques de cette philosophie, Fodor, a littéralement défendu l’idée qu’on pourrait n’avoir qu’un seul concept, ça n’en serait pas moins un concept.
Par contraste, Brandom renoue avec l’idée selon laquelle on ne peut pas avoir qu’un seul concept ou une seule représentation, d’une part parce que nous sommes des êtres parlants (nous sommes dans le langage, c’est notre élément, pas quelque chose qu’on acquiert comme un outil) et, d’autre part, parce que nous jouons dans le langage un jeu très particulier, qui est celui de nous demander et de nous donner mutuellement des raisons (l’action étant par excellence ce dont on demande la raison). Or une raison ne peut jamais venir seule, pour la bonne et simple raison qu’elle est soit la prémisse, soit la conclusion d’une inférence. Raisonner c’est inférer1. Maîtriser un concept, comme l’avait déjà suggéré Sellars, c’est ainsi découvrir ce à quoi on est « tenu » avec lui, et donc ce qu’il implique aussi inférentiellement à titre d’engagement « collatéral », au point qu’on va continûment du concept vers la loi (du moins asymptotiquement). Par exemple, maîtriser de plus en plus la notion de feu, c’est détecter un grand nombre d’inférences matérielles de ce en quoi consiste brûler, donc éteindre un feu, savoir ce qui est incompatible avec son déclenchement, puis de fil en aiguille toute la chimie des combustibles et des comburants, etc. Tout « engagement discursif », comme dit Brandom, exige donc à la fois assertion et capacité à ressaisir les inférences matérielles, autrement dit à les expliciter d’assertion en assertion (de prémisses en conclusions) sous ce qui prend peu à peu la forme d’implications et de négations, le tout tissant la connaissance. Voilà l’expressivisme au cœur du pragmatisme normatif de Brandom au travail : c’est le passage idéalement continu des inférences et des incompatibilités matérielles rencontrées en pratique (quand j’allume un feu) au concept de feu et, toujours nécessairement avec lui, dans son prolongement, un réseau dense de connaissances co-présentes (à la limite, à la connaissance des lois naturelles de la combustion).

Un premier aspect choquant de cette conception, c’est qu’elle élimine le vocabulaire psychologique de la croyance. En réalité, l’agent cognitif qui « tient pour vrai » ceci ou cela est normativement tenu un tenir aussi pour vraies les conséquences de son « engagement doxastique », comme préfère dire Brandom. Or quand on emploie le vocabulaire de la croyance, surtout quand on a une théorie à la fois fonctionnelle et causale des « états cognitifs » de croyances, on est confronté au problème de savoir quoi faire avec les conséquences logiques actuellement inaperçues de ce que l’on croit. Et cependant, n’importe quel dialogue socratique le rend évident, si nous sommes des êtres de raison, c’est justement parce que nous nous confrontons mutuellement aux conséquences inaperçues de nos croyances. Un autre aspect particulièrement scandaleux de la conception de Brandom aux yeux de beaucoup de philosophes de la tradition analytique, mais qui était déjà présent chez Sellars, c’est son holisme méthodologique. On ne croit jamais une seule chose, mais tout un ensemble de choses qui s’entretissent inférentiellement (et c’est pourquoi la maîtrise pragmatique d’un concept, ou le passage fondateur de l’usage au sens, tend de façon très kantienne à faire d’un concept une règle nécessaire, l’embryon d’une loi, et de l’entendement « la faculté des règles »). Ultime problème qui va avec le cadrage de la question de la raison dans le jeu de langage social du « (se) donner et demander des raisons (les uns aux autres) », c’est qu’il n’y a de raison qu’à partir du moment où en m’engageant envers un certain contenu conceptuel, ipso facto, autrui se trouve habilité à mettre en cause mon engagement (ou à me demander raison de mes raisons). Une difficulté que présente le point de vue de Brandom naît d’ailleurs de ce que son holisme méthodologique se combine avec un perspectivisme qui fait que chacun peut défier autrui de justifier ses engagements discursifs, le contenu conceptuel d’une croyance ne se stabilisant à terme que dans l’épreuve du jeu de langage fondamental de donner et demander des raisons (en d’autres termes, de questionner les inférences).

On peut se rendre sensible à l’impact de cette transformation (où l’expressivisme, c’est-à-dire le mouvement de l’explicitation de ce qui restait implicite en pratique dans des concepts, devient intrinsèquement holistique et normatif), en le mesurant à la critique que Brandom adresse à la théorie du choix rationnel et de la décision. Pour Brandom, qui radicalise à cet égard des remarques de Davidson, il est tout bonnement impossible d’expliquer une action par une certaine articulation d’une croyance et d’une préférence. En effet, déjà, nous ne pouvons jamais individualiser ni « la » croyance ni « la » préférence d’un agent sans tenir compte de l’ensemble de ses engagements (qui sont, je le rappelle des engagements normatifs : à quoi il est tenu, de quoi il devient responsable en jugeant que p, devant qui, et quelle autorité épistémique il a ou n’a pas, etc.) et des habilitations qu’il a à s’engager envers tel contenu conceptuel (en a-t-il hérité, de qui, habilité lui-même par quoi, etc.).
Mais Brandom va beaucoup plus loin que Davidson.
Il suggère en effet que le fameux syllogisme pratique, dont l’interprétation en tant qu’inférence est notoirement épineuse, doit être passé à la moulinette expressiviste.
Prenez par exemple sa forme purement descriptive-analytique, chez Thomas d’Aquin : de la volonté de traverser la mer, il naît une nécessité dans la volonté qu’on veuille un bateau. Prenez aussi sa forme explicitement fonctionnelle-causale (instrumentale), chez von Wright : A a l’intention de traverser la mer, il juge qu’il ne saurait le faire sans affréter un navire, et donc il veut un bateau.
L’idée, à mon avis géniale, de Brandom est que la tradition de la philosophie pratique s’est enferrée dans la question de savoir si ce syllogisme pratique était un syllogisme « aussi concluant » que le syllogisme théorique, lequel obéit à des formes bien circonscrites de validité, données à l’avance. Car dans la version de Thomas, la conclusion n’est aucunement la causation d’un acte, c’est juste l’explicitation de ce qui est nécessaire (c’est modal) pour que l’intention d’agir (la raison posée en prémisse) ait du succès. C’est concluant, mais sans efficacité. Chez von Wright, on tire au contraire tellement sur la corde du « donc », pour faire en sorte que la conclusion soit une action (et pas juste un énoncé décrivant quelle est l’action nécessaire, les prémisses étant données) qu’on doute à bon droit qu’il s’agisse d’une conclusion logique. Notez que ce n’est pas non plus la peinture d’un mécanisme, puisque « juger qu’on ne saurait faire p sans faire a » est analytique. En somme, on restitue or bien quelque chose de l’efficacité téléologique du raisonnement, mais il n’est pas concluant. Et si, demande Brandom, ce que nous faisons avec les différents types de raisonnements pratiques n’était qu’une explicitation (formalisée) de ce qui restait implicite dans nos inférences matérielles pratiques ?
Pour Brandom (qui suit Heidegger et Peirce) notre vie pratique est prise dans un système global de « renvois », qu’il appelle les inférences matérielles, et dont j’ai donné plus haut une formule plus théorique destinée à l’explicitation de la croyance (ou des engagements normatifs doxastiques). Le know-that du contenu conceptuel de « feu » procède fondamentalement du know-how d’allumer un feu. C’est là, dans la pratique, que je rencontre le fait que le feu n’existe pas s’il n’y a pas quelque chose à brûler, soit un combustible, suffisamment d’air autour, etc., et tout ceci constitue autant d’inférences matérielles qui s’explicitent dans mon concept du feu, concept qui ne va jamais seul, mais avec celui de corps inflammables, voire d’oxygène, etc. Disons même qu’un concept de feu qui serait incapable d’expliciter ces inférences matérielles, autrement dit de les articuler en raison, ne serait pas du tout un concept. Un perroquet peut réagir devant un incendie en croissant « Au feu! Au feu ! », il ne comprend pas le contenu conceptuel du feu (bien qu’il applique correctement le label « feu » à ce qu’il perçoit), parce qu’il n’a pas accès aux inférences matérielles minimales de ce contenu conceptuel : que s’il y a un incendie, c’est qu’il y a du matériel inflammable, etc.
Mais que pour traverser la mer sain et sauf il me faille quelque chose qui flotte dessus, autrement dit un navire (dans un monde qui se meuble et se peuple d’entités de moins en moins naturelles et de plus en plus sociales) et qu’il s’agisse là également d’une inférence matérielle, mais pratique, est une transposition très naturelle de ce que je viens de dire sur le feu. Le syllogisme pratique, dans sa version thomiste comme dans sa version wrightienne, apparaît dès lors comme une explicitation sous forme d’implication formalisée (avec sa logique, qui n’a nullement la logique du syllogisme théorique pour paradigme) de ce qui est implicite dans les dépendances factuelles et les incompatibilités que rencontre l’action se faisant.

Conséquence remarquable de cette approche, les intuitions instrumentales qui parasitent la théorie de l’action, et qui donnent l’impression qu’on obtiendra plus facilement une explication causale dans ce cadre-là, perdent leur attrait, et surtout leur privilège. Avoir une raison pour une action, agir avec une raison, agir pour une raison, et toutes les formes de raisonnements pratiques qui expriment ces différentes nuances, sont également dignes d’être tenu pour des raisonnements. Ainsi, pour Brandom, on peut tout à fait agir pour une norme (c’est tout simplement la conception kantienne de la volonté), il n’y a là rien de suspect, rien qui doive être « retraduit » en termes d’intérêt ou bien d’utilité pour être « vraiment » explicatif de l’action.

L’expressivisme de Brandom permet alors de revisiter le concept d’action intentionnelle. L’intention n’est plus du tout une sorte mystérieuse de « flèche » qui part de l’agent et vise le but, une forme particulièrement spiritualisée d’effort. L’« intention » qu’on attribue ou que je reconnais manifeste simplement de manière explicite ce que je rends vrai en agissant – exactement de la même manière, que, dans la série parallèle, le « fait objectif » auquel je fais référence explicite ce que je tiens pour vrai dans mes engagements doxastiques. En somme, ce n’est pas l’objectivité des faits qui explique ou justifie le contenu vrai de mes pensées, pas plus que l’intention que j’y ai mise qui explique ou justifie le succès de mon action. Pour Brandom, l’une et l’autre notions n’ont de sens que dans une perspective expressive, pour dire, et seulement pour dire ce qui se passe quand nous agissons et quand nous connaissons. On assiste là à une grammaticalisation totale de l’intentionnalité (comme de la référence).
Or, comme cette grammaticalisation s’inscrit dans un espace des raisons holiste, où chacun peut demander à quiconque raison de ses actions, l’action est comprise non plus comme un événement singulier, où un individu fait une différence causale dans l’ordre des choses (ce qu’est encore l’action chez Davidson), mais d’abord et avant tout comme l’expression d’un ordre normatif qui dépasse toujours l’agent particulier, et dont la raison est toujours sociale. L’intentionnalité de mon action, c’est nécessairement celle que m’attribue et que me reconnaît autrui dans le jeu de me demander des comptes sur mes engagements et mes habilitations. Du coup, plus de sujet individuel qui détiendrait « à l’intérieur de sa tête » la raison ultime de son action. Brandom rejoint Hegel : une conception expressiviste de l’action oblige à concevoir l’intention qui en est la raison d’être à l’ombre des jugements normatifs que posent les autres autour de moi sur ce qui est ma raison (mon intention d’agir). Je peux croire que mon action a une raison, alors qu’elle en a une autre bien différente, en sorte que l’individu isolé est dépouillé de la propriété exclusive ou « privée » du sens de son action, laquelle s’inscrit dans un horizon normatif holiste, assez comparable, en somme, au monde « éthique » de Hegel. En fait, quand j’agis, je ne fais jamais qu’expliciter ce qui est implicite dans l’univers de normes qui me confère le statut d’agent.

Autre conséquence intéressante de cette approche, elle permet une clarification terminologique (en première intention, parce que cela va certainement plus loin qu’une clarification du sens des mots) de ce que Cyril appelle « raison d’agir » dans Le Devoir et la grâce. On peut être en effet troublé de voir qualifiées de raisons d’agir des « discontinuités » pratiques (qui sont parfois aussi des continuités), de nature assez opaque, et sans qu’on dispose de critères clairs pour identifier parmi toutes les discontinuités (ou les continuités) lesquelles sont des pertinentes. Mais c’est qu’il y a deux niveaux. Comme je comprends l’analyse de Cyril, avec cette notion de discontinuité, il désigne tout simplement les inférences matérielles pratiques qui ne sont pas des énoncés mais des gestes, des situations, des saillances matérielles quelconques, bref, des renvois déterminants présents de facto dans le monde (social). Se les explicitant réflexivement, les acteurs comme les observateurs savants des acteurs les recodent dans le vocabulaire des « raisons » stricto sensu, faisant des unes et les prémisses et des autres les conclusions de leurs raisonnements pratiques.
En même temps, Cyril soulève un point décisif pour la description sociologique et l’enquête qu’on ne trouve pas chez Brandom. C’est qu’à ces raisons d’agir correspondent toujours des « raisons en retour » de réagir. Comme Brandom se concentre exclusivement sur le dialogue socratique, et sur les actes d’assertion qui s’y enchaînent, il n’attache pas une importance particulière au phénomène de la réponse en retour, sans doute parce que lorsqu’on ne répond plus rien, c’est qu’on fait un acte très particulier qui est de reconnaître que l’autre qui a asserté p est jusqu’à preuve du contraire habilité à son engagement de plastique envers p. Cette reconnaissance est en général silencieuse. Il n’en va évidemment pas de même quand, par exemple, autrui modifiant légèrement la position de son fauteuil, je modifie « en retour » la mienne, pour, par exemple, ne pas lui laisser le monopole du vis-à-vis avec tel personne importante du salon où j’ai mes habitudes. En somme, chez Brandom, il est avant tout question des actes (de langage, l’assertion au premier chef). Pas des actions corporelles, auxquelles il s’intéresse peu. C’est une difficulté à explorer que de savoir donc si l’on peut transposer son analyse intrinsèquement normative du dialogue socratique (du jeu de demander et de donner des raisons) à l’articulation sociale des inférences pratiques matérielles des différents acteurs les unes aux autres (et quoi au juste dans cette analyse de Brandom).

On notera d’ailleurs, idée qui n’intéressent pas centralement Brandom puisqu’il travaille sur des situations délibérément idéalisées, que ce schéma expressiviste, rapporté à des situations concrètes, autorise aussi à penser des degrés d’échec, d’opacité résiduelle, de non-transparence. L’explicitation réflexive en termes de raison au sens pleinement logique de ce qui est implicite dans les inférences matérielles pratiques a certainement une valeur d’outil analytique pour conceptualiser l’action, mais il ne suit pas de cela qu’on dispose toujours des formes logiques capables de dire ce qu’on fait. Je reviendrai plus loin sur ce point, qui concerne le dialogue entre Brandom et Habermas. Toutefois, une des forces de Brandom est son affirmation constante que notre stock de ressources logiques n’est pas épuisé, et que toute l’histoire de la rationalité au XXe siècle montre amplement que les inférences et les incompatibilités matérielles mises au jour, par exemple en physique, d’un point de vue empirique, ont au contraire conduit à l’invention de formalismes qui soient capables de les exprimer logiquement (logique quantique, probabiliste, etc.). Or la même chose vaut bien sûr pour les raisonnements pratiques. Non seulement il n’y a aucune espèce de raison de privilégier (comme les économistes et les psychologues) les raisonnements instrumentaux de l’utilitarisme, mais il y a des raisonnements pratiques dont nous devrons trouver les formes si nous sommes confrontés à des situations inédites d’inférences et d’incompatibilités matérielles pratiques. Je suis frappé à cet égard de la convergence entre cette analyse et une affirmation constante de Cyril selon laquelle il y a une pluralité de grammaires irréductibles qui constituent chacune une source de raison pour la description et potentiellement l’explication des actes humains.

Comme je parle devant des sociologues, je dois préciser ce qui rend si spectaculaire l’expressivisme de Brandom aux yeux d’un philosophe (ou, au contraire, ce qui déclenche une aversion virulente contre sa pensée !).
Déjà, c’est qu’il applique ces prémisses (pragmatiques, wittgensteiniennes, normatives et holistes), à quelque chose qui, à première vue, marche très bien tout seul, et sert même de paradigme à la raison tout au long du XXe siècle : le vaste corpus de la logique philosophique et surtout mathématique, dont l’origine se trouve chez Frege et Russell, et qui a connu au tournant des années 1970-1980 la révolution « modale », avec Kripke et Lewis, l’inventeur de la sémantique des mondes possibles, et qui était aussi un des maîtres de Brandom (avec Rorty). Brandom se propose tout simplement non d’en donner une autre généalogie intellectuelle, mais carrément d’en offrir une reconstruction rationnelle entièrement indépendante de ses présupposés standards ! Je suis fasciné par la puissance spéculative que déploie à cet égard Brandom, qui a parfaitement raison de comparer son entreprise, dans son ambition mais aussi dans ses résultats, à celle du Kant de la Critique de la raison pure, mais aussi à la « déduction transcendantale » des formes logiques dans la Science de la logique de Hegel. Sauf que ce ne sont plus les catégories et les formes de raisonnement de la syllogistique aristotélicienne qui sont ici « déduites », mais les versions les plus contemporaines et les plus subtiles de la logique après Frege. Et le résultat le plus impressionnant de Brandom, à mon avis, c’est qu’il s’agit bien ici d’une logique philosophique, autrement dit des formes qui permettent de dire ce que nous faisons en pratique quand nous nous explicitons mutuellement le contenu conceptuel de nos assertions, et pas, comme dans la plupart des présentations habituelles, d’une application au langage ordinaire d’une rationalité transcendante empruntée aux mathématiques, sur un mode « platonicien ». Ce n’est donc plus la logique mathématique qui « met de l’ordre » dans nos pratiques d’explication rationnelle, ni qui la régule « d’en haut ». La raison est réintégrée à l’auto-explication en société (via le dialogue socratique, et donc en langage ordinaire) des contenus conceptuels de nos assertions.
Car dans la présentation habituelle de ces questions de théorie de la connaissance, dont la première philosophie a été l’empirisme logique, qui reprend chez Carnap des éléments essentiels de l’atomisme logique de Russell, on adopte un schéma « représentationniste ». Les objets sont captés par des termes singuliers, et selon une rationalité directement empruntée à la théorie des ensembles en mathématiques, c’est-à-dire aux notions d’appartenance, d’inclusion et de sous-ensemble, leurs propriétés (traitée sous forme de prédicats) s’intégrent dans l’énoncé final selon un principe dit de « compositionnalité ». C’est une approche bottom-up, dans lequel un énoncé est vrai si, et seulement si, il est conforme un ensemble de « conditions de vérité ».
C’est peu de choses de dire que cette conception « mathématique » de la rationalité logique domine totalement la scène intellectuelle. Elle fournit la conviction d’arrière-plan de toutes les théories qui voient dans la pensée une forme de computation manipulant des représentations symboliques, et elle explique le tropisme de la philosophie analytique contemporaine pour la psychologie cognitive et ce qu’on appelle l’épistémologie « naturalisée » – en d’autres termes la prétention de l’individualisme méthodologique à incarner la rationalité en soi.

Brandom renverse tout cela. Son pari consiste à partir au contraire de l’énoncé complet, entendu comme un « jugement » (au sens de Kant ou de Frege). Le jugement, soit l’acte d’asserter, ou ce qui confère à une proposition sa force (pragmatique) assertorique, est vu comme l’unité minimale dans le jeu qui consiste à donner et à demander des raisons. Dans ce jeu-là, l’assertion est un « coup ». Et il faut en outre inscrire cet énoncé asserté dans un « espace des raisons », où chaque énoncé est soit la conclusion d’une inférence, soit la prémisse d’une inférence, espace qui a une texture holistique dans la mesure où tout engagement envers une quelconque assertion implique inférentiellement des engagements doxastiques collatéraux (rappel : feu, matière inflammable, assez d’air, extinction avec l’eau, etc.).
Or l’idée de « jeu » va chez Brandom très loin. Déjà, elle implique des partenaires. C’est en effet ainsi que nous pensons (= jugeons), en soumettant notre habilitation à nous engager envers telle ou telle assertion au jugement normatif d’autrui. L’espace holistique des raisons ne fonctionne en effet que dans la mesure où autrui nous tient « comptable » des conséquences de ce que nous disons, et évalue si les inférences précédentes dont nous nous réclamons nous habilitent ou pas à affirmer ceci ou cela, et à en inférer telle ou telle autre chose. Autrement dit, nos attitudes dans ces actes particuliers que sont nos assertions, et le statut qui nous échoit du fait d’être tenus ou pas comme habilités par autrui à nous engager à soutenir telle ou telle assertion, socialise radicalement la manière dont nous conférons du contenu à nos propositions. C’est dans l’interaction discursive avec autrui en effet que nous pouvons déterminer si ces attitudes (tenir pour vrai que ...) sont correctes, appropriées, etc., et leur dimension normative, selon Brandom, est constitutive de ce qui confère un contenu à nos énoncés. Toute proposition, au sens de l’énoncé aspirant à valoir comme une raison, est en effet quelque chose qui est « pro-posé », par quelqu’un, au sujet de quelque chose, à autrui – selon une structure triadique –, et est donc en fait proposé à son jugement. Comme je l’ai dit plus haut, tout engagement (doxastique ou pratique) habilite ipso facto autrui à mettre en question mes raisons.

Intervient ici une des notions les plus puissantes de Brandom, qui reprend une métaphore de Lewis qui remonte à Dewey, celle de scorekeeping, de « marquage au score ». L’image wittgensteinienne du « jeu » (de langage) est radicalisée en sorte de décrire l’interaction constitutive de demander et de donner des raisons comme un « score » que tient chacun des acteurs, score qui ne cesse d’évoluer en fonction de ce qu’on attribue et de ce qu’on reconnaît à autrui comme engagement et comme habilitation à s’engager envers tel contenu, ainsi que de ses propres engagements et de ses propres habilitations. Le jeu de référence, ce n’est plus le jeu d’échecs, c’est le base-ball – un jeu beaucoup plus ouvert sur le monde réel, car les différences de statut des acteurs ainsi que ce qu’ils s’attribuent et se reconnaissent les uns aux autres varient en fonction de ce qu’ils perçoivent et de ce qu’ils font (lancer de balle, frappe à la batte, courir à une base, toucher un joueur, etc.). Toute la vie du langage en tant que lieu pratique d’exercice de la raison n’est absolument rien d’autre qu’une vaste partie de base-ball spéculatif où chacun tient le score de chacun, en étant entraîné dans un flux pratique en prise avec les événements concrets du monde.

Je reviens maintenant à ce qui suscite littéralement de la fascination devant le détail des analyses de Brandom, aux yeux d’un philosophe. Un des tours de force de Making it explicit consiste à prouver qu’en adoptant ce point de départ, totalement pragmatique, on peut adopter une approche top-down qui reconstruit précisément chacun des éléments subphrastiques de la logique mathématique traditionnelle. En d’autres termes, Brandom récupère à partir du jugement, en tant qu’assertion-valant-comme-raison, tout l’arsenal des « termes singuliers », « prédicats », « quantificateurs », et même concepts modaux (« possible », « nécessaire »), dont a besoin le logicien. Expliquer comment n’est pas mon propos, mais je vous prie de croire que c’est aussi impressionnant qu’inattendu !
En se livrant à cette déduction détaillée, pour revenir aux enjeux qui nous concernent tous, disons qu’au lieu de traiter la logique comme une sorte de « canon transcendant » de la raison humaine, il la ramène à une pratique réflexive d’explicitation de ce qui est implicite dans le jeu de langage qui consiste à demander et à donner des raisons. La logique, pour lui, n’est que la « conscience de soi sémantique » du langage humain. Il est manifeste qu’il s’agit d’une théorie profondément déflationniste de la vérité, tout à fait en ligne avec le pragmatisme classique. Simplement, là où les pragmatistes sont tentés de trivialiser la question de la vérité (« c’est ce qui marche », comme disait James), Brandom montre comment elle marche, en quoi consiste au juste cette vérité que nous avons tendance à hypostasier comme une « propriété » plus ou moins mystique de nos énoncés rationnels.

On se souvient comment fonctionne l’enquête chez Dewey, par opposition à l’épistémologie traditionnelle : non pas vérifier la conformité à des principes de scientificité préexistants, mais suivre à la trace comment sont produites les vérités pertinentes. C’est tout à fait dans le même esprit que travaille Brandom, sauf que son enquête porte sur le moyen d’enquête ultime, autrement dit sur la raison, et que ce qu’il suit à la trace, c’est l’élaboration même de la rationalité moderne (son outillage logique) à partir de nos pratiques discursives ordinaires.
En somme, Brandom, sur des situations fondamentalement idéalisées (le jeu de donner et de demander des raisons entre partenaires qui évaluent normativement si les uns et les autres sont bien habilités à dire ce qu’ils disent, et comme ils le disent), déploie à fond la rationalité du pragmatisme sur les objets les plus abstraits qui spécifient la rationalité humaine comme « pratique logique » de nature réflexive.
Il en résulte un tableau entièrement différent de ce en quoi consiste l’intentionnalité, notamment de ce en quoi consiste la référence (dire « de quoi » on parle), mais aussi du statut de l’« idiome de la représentation » (qui n’est plus du tout le pouvoir transcendant d’un sujet à se représenter les objets qui sont hors de lui, mais juste, platement, ce dont on a besoin réflexivement pour expliciter à autrui ce dont on parle quand on parle objectivement).

Brandom, comme l’explique Francesco Callegaro, subordonne enfin cette stratégie descriptive de la raison humaine, comme enracinée dans nos pratiques discursives (et non fixée a priori dans sa forme par un canon logique transcendant) à l’histoire moderne de l’autonomie, dont la réflexivité critique est le centre vivant depuis Kant et Rousseau. Ce qu’il ambitionne de mettre au jour, c’est la forme logico-rationnelle immanente de cette autonomie, autrement dit, comment se conjoignent autos et nomos, la réflexion et la loi. Son résultat principal, à cet égard, ce n’est pas que l’histoire officielle de la rationalité philosophique et logique moderne est fausse. Au contraire, il en récupère chacun des éléments comme bien-fondés en pratique (autrement dit, dans les « pratiques logiques et rationnelles »). Par exemple, il y a bien une place pour l’idiome de la représentation (sauf que « se représenter » quelque chose n’est absolument pas un pouvoir mystérieux de l’esprit individuel), et les découvertes logiques de Frege, Russell, Kripke, etc., sont bien des vérités logiques, Brandom n’inventant pas une autre conception, inédite, des termes singuliers ou des prédicats, ou de la quantification, etc. En revanche, il inscrit toute cette histoire apparemment contingente de la découverte de ces formes logiques dans un vaste mouvement de plus en plus expressif, c’est-à-dire de plus en plus réflexif, impliquant une socialisation toujours plus dense et plus raffinée de l’épreuve mutuelle de notre habilitation à soutenir telle ou telle assertion, dont le développement effectif est tout le contenu discursif de l’idée moderne d’autonomie de la raison. En un sens, Brandom livre l’histoire conceptuelle interne de l’autonomisation de la raison moderne, jusque dans le détail le plus fin des créations logiques de notre rationalisme. C’est un peu comme si Hegel, ressuscité, voyait s’accomplir le projet de la Phénoménologie de l’esprit mais avec l’outillage le plus actuel de l’épistémologie, de la sémantique, et de la logique formelle.
Il ne fait aucun doute enfin qu’il se situe dans la tradition américaine du pragmatisme en tant que penseur de la démocratie à la Dewey. Être anti-platonicien, être anti-cartésien, Brandom en fait remonter le choix intellectuel, politique et moral au Metaphysical Club de Harvard juste avant la Guerre de sécession. C’est dans ce milieu que s’est formé le pragmatisme américain comme un effort pour bloquer toutes les revendications « a prioristes » invoquant la Raison et ses principes dogmatiques. Faire de la vérité n’ont pas ce que l’on peut invoquer pour trancher dans un débat entre raisons opposées, mais ce qui est patiemment obtenu par leur confrontation critique, tel était le but de ce groupe de penseurs, et Brandom s’inscrit dans leur descendance. L’image du « score » que tiennent tous les acteurs en s’observant les uns les autres, au centre de Making It Explicit, et sans qu’aucun ait un privilège d’objectivité, c’est la traduction de cet engagement radicalement démocratique en faveur d’un processus ouvert d’autonomisation de l’esprit et de la raison que porte le pragmatisme philosophique – qui est ainsi une philosophie sociale au sens fort.

Il y a, ensuite, un niveau métasociologique en jeu. Une perspective vertigineuse de Brandom, d’esprit également hégélien, est que le développement de l’autonomie dans la modernité, c’est le développement même de la conscience réflexive exprimée dans l’approfondissement logique et épistémologique de la rationalité. Plus on est autonome et réflexif, plus croît du même pas la densité rationnelle de ce que nous soutenons dans nos affirmations à haute teneur théorique, et cette densification se reflète dans l’approfondissement extraordinaire de notre outillage logico-linguistique, qui est notre « conscience de soi sémantique » (une conscience de soi collective) dudit processus. Plus, en même temps, nous devenons capables d’inventer des formes logico-rationnelles nouvelles pour concevoir (conceptuellement, ou formellement) ce qui se joue dans les inférences et les incompatibilités matérielles inédites que nous rencontrons empiriquement dans nos interactions avec le monde, ou les uns avec les autres.
Or cela me semble ouvrir la perspective non moins ébouriffante d’une sociologie de la connaissance qui coïncide à certains égards avec l’histoire effective de la rationalité moderne. Sauf que la science superordonnée, dans cette perspective, n’est plus une science naturelle (ou de la nature) selon le paradigme empiriste de la connaissance ; c’est la « science sociale », comprenant comme une dimension essentielle une sociologie pragmatique et réflexive de la connaissance collective. C’est au fond une science sociale entendue ainsi, sur un mode expressiviste, qui rend raison de la rationalité de notre rationalité moderne – en tant qu’elle soutient et qu’elle dérive aussi du mouvement global d’autonomisation et d’émancipation de nos sociétés, et du type de « rapport critico-réflexif » qu’elle encourage entre nous au niveau privilégié de cette catégorie logico-verbale centrale qu’est le jugement.
De ce point de vue (celui du jugement), et pour faire écho à un souci de Bruno Karsenti, il me semble que Brandom offre les linéaments d’une « autre philosophie », non pas politique, mais de la connaissance, qui accomplirait la désincarcération de la question même de la connaissance du schéma empirico-logique, ou psychologico-cognitif dominant, individualiste, et pour qui l’ordre rationnel à rechercher paradigmatiquement, c’est celui des sciences naturelles. Je suis sensible à cet égard au fait que Brandom retrouve, même sans le citer, voire sans le connaître, plusieurs thèmes de Winch, en particulier l’idée qu’une science sociale consciente de ses enjeux est intrinsèquement philosophique (en ce qu’elle répond à la question de ce qu’est l’homme social), ou qu’une philosophie sérieuse doit tendre vers une anthropologie concrète (pas seulement celle de l’homme « animal politique », mais celle de l’homme « animal parlant/rationnel ») profondément altérée par la dimension empirique (et non empiriste) de l’enquête socio-historique.

Maintenant, qu’est-ce qui me fait me tourner vers le pragmatisme, et les sciences sociales qui mettent au cœur de leur projet une approche normative de la vie sociale ? Comme me l’a fait remarquer Julia Christ, Brandom insiste pour bloquer toute lecture de son travail qui serait psychologisante (il refuse d’utiliser le mot « croyance », et parle d’« engagement doxastique », ce qui peut concerner un individu comme un collectif), linguistique (avec la mise à l’épreuve de ses concepts, explicitement idéalisés, en termes de langues naturelles ou de situations concrètes de communication), mais aussi sociologisante (au sens « empirique », c’est-à-dire, craint-il, visant la réduction causale ou naturalisante de la dimension normative pure qui seule lui importe). De fait, la sociologie américaine, ou plus exactement la psychologie sociale américaine fortement marquée par des approches cognitivistes et par l’individualisme méthodologique n’offre guère de possibilité de dialogue à Brandom. C’est au fond seulement Habermas qui lui ouvre une voie acceptable pour entrer en contact avec l’histoire et la sociologie du processus d’autonomisation et d’émancipation moderne, mais parce que Habermas en parle en termes de développement normatif rationnel. C’est uniquement par le truchement de Habermas que Brandom a commencé à envisager qu’il puisse y avoir des obstacles historiques et sociaux intrinsèques, des contradictions internes dans le processus d’explicitation archi-idéalisé de la rationalité moderne – autrement dit, des opacités dans l’expression d’ordre « idéologique » (incidemment, il en vient même à citer non seulement la théorie critique dans sa dimension marxiste, mais la psychanalyse et Lacan!).

Mais on peut aller plus loin et, me semble-t-il, tirer Brandom en direction d’une sociologie moins « philosophique » que celle de Habermas, et plus proche de nos enjeux touchant la réflexivité. Il faut pour cela se risquer à deux rapprochements hypothétiques entre sa méthode d’enquête philosophique pragmatiste, et ce que pragmatisme (et durkheimisme, ajoute Francesco) veulent dire, si je ne m’abuse, pour les sociologues de l’équipe.
C’est tout d’abord la mise en équivalence particulièrement hardie du slogan wittgensteinien, « le sens d’un concept c’est son usage » (son usage social, faut-il ajouter, ce qui n’est dans Wittgenstein au sens fort, sociologique, de social), d’une part et, d’autre part, du motif pragmatiste général de l’antériorité explicative du know how sur le know that. L’expressivisme de Brandom, c’est, selon moi, leur conjonction dans l’idée que les concepts (les catégories intellectuelles en général) ne sont rien d’autre que l’explicitation de ce qui restait implicite dans une pratique.
La question que je pose alors, c’est celle de la généralisabilité de ce schéma « usage (pratique) / sens (contenu conceptuel). L’expressivisme n’est-il pas le procédé explicitant systématique qui manque pour assurer une transition réflexive forte et articulée entre toutes sortes de pratiques sociales et les « idéologies » (en un sens plus proche de Mannheim que de Marx, qui en constituent la contre-partie catégorielle-intellectuelle ?

C’est en cela que Brandom pourrait offrir autre chose et mieux que actuellement les philosophes de l’esprit qui gravite autour de la sociologie pragmatiste : de simples mises en garde critiques touchant ce qu’est une règle, une norme, l’intentionnalité, etc., et un stock de notions et d’arguments empruntés à Wittgenstein dont ils ont beau jeu ensuite de contester le « détournement » par le sociologue sur des bases platement exégétiques.

Je me livre à cet égard en ce moment à une enquête (je reprends le terme de Dewey) philosophico-épistémologique. Peut-être fera-t-elle sentir le point en jeu. J’essaie de montrer que les concepts courants auxquels se réfèrent les psychanalystes d’enfant (œdipe, fantasme inconscient, transfert, etc.) ne puisent pas leur origine dans une théorie psychologique « corroborée » empiriquement par la clinique, mais ne sont que les catégories qui émergent réflexivement de leurs pratiques de soin (jeux, dessins, échanges verbaux fictionnels, etc.) avec les enfants à problèmes, lesquelles pratiques sont en fait des pratiques de resocialisation qui inscrivent la psychanalyse avec les enfants dans le registre général des « rituels thérapeutiques ». Ces concepts psychanalytiques, qui se présentent comme théoriques et scientifiques en eux-mêmes, et autosuffisants, sont uniquement, selon moi, les représentations dont on a besoin pour expliciter ce qu’on fait implicitement quand on s’efforce de « fixer le mal » qui a mis un enfant (dans son contexte familial et social) hors-jeu. Je ne re-déduis pas, évidemment, ce faisant, la logique formelle, comme Brandom, mais une autre sorte d’« idéologie » : les idées fondamentales de M. Klein ou de Winnicott par exemple, en partant de pratiques qui ne sont pas d’ailleurs purement discursives, mais aussi des interactions imaginatives et corporelles, impliquant le jeu, les dessins, et leur mise en correspondance avec ce qui s’exprime par là des tensions vécues dans les symptômes. Tout le point est la dérivation expressive des concepts théoriques (des psychanalystes d’enfant) à partir des pratiques concrètes, situées dans leur contexte socio-anthropologique.
(Je m’appuie, incidemment, sur une approche comparative de ce qu’est un tel « rituel thérapeutique » en plaçant en vis-à-vis son fonctionnement dans des sociétés traditionnelles ou prémoderne, et chez nous, dans des sociétés individualistes où l’autonomisation de la personne est le maître-mot. Mais c’est une autre histoire.)

Comment cela arrive-t-il ? Comment s’articulent ce qu’on fait et ce qu’on pense réflexivement de ce qu’on fait ? Et, bien sûr comment s’opère le retour de la réflexivité sur l’action elle-même ?
Il y a plusieurs réponses. Une paraît tout à fait inappropriée pour des objets plus concrets que les idéalités de la logique extraites par Brandom de nos pratiques discursives ordinaires. Car Brandom en est venu à proposer des dérivations « algorithmiques » des usages pratiques des mots vers le sens formel des concepts (ce qui a même nourri un courant de l’intelligence artificielle, l’IA dite « pragmatique »). Il est certain que ce genre de dérivation-là n’est envisageable que pour des objets hyper-abstraits, ou plus exactement pour des idéalités logiques.

C’est dans Between Saying and Doing que Brandom livre cette approche algorithmique, mais ce n’est en réalité, quand on regarde plus précisément l’argument, qu’un cas hautement formalisé d’une approche qui, à mon avis, se généralise à une foule de situations qui n’ont pas le caractère logique ou idéal de ce qui intéresse centralement Brandom. Brandom en effet y présente ce qu’il appelle « schéma sens-usage » assez élaboré dont voici les principales articulations. Il distingue :
  1. La suffisance (ou adéquation) de certaines pratiques ou compétences à déployer (articuler) un certain vocabulaire : la PV sufficiency.
  2. La suffisance (ou adéquation) d’un certain vocabulaire à spécifier quelles pratiques sont suffisantes pour une certaine PV sufficiency : la VP sufficiency.
Cette distinction permet de poser la question de la relation entre V et V’, lorsque V’ est VP sufficient pour spécifier quelles pratiques et compétences sont PV sufficient pour déployer V. V’ est alors qualifié de « métavocabulaire pragmatique ».
À mon avis, cette notion est fort ingénieuse, et tout à fait susceptible d’utilisation dans des enquêtes comme la mienne. Toutefois, il faut bien prendre garde à ne pas la rendre complètement triviale. En effet, si l’on parle de « l’intention de vouloir dire rouge avec le mot "rouge" », ou encore de « l’utilisation du tilde pour marquer la négation », il semble bien que l’on décrive avec un certain métavocabulaire ce qu’il faut faire pour déployer le vocabulaire cible (le mot « rouge » où la négation logique). Mais en réalité, on a juste invoqué dans un cas une entité mystérieuse, l’intention ou le vouloir-dire, qui n’est pas une pratique ou une compétence pragmatique, et dans l’autre, une convention. Par conséquent, la validité et l’intérêt de la notion de métavocabulaire pragmatique dépend de la manière dont on réussira à spécifier les pratiques et les compétences en cause !

Dans l’enquête qui m’occupe, voici comment je pense qu’on peut s’approprier ces distinctions de Brandom. On commence par repérer les pratiques ou les compétences des psychanalystes d’enfant qui donnent sens, en pratique, à leurs concepts théoriques (œdipe, transfert, etc.), et les fondent dans un certain usage (celui d’un rituel thérapeutique dans une société déterminée). Autrement dit, on décrit les pratiques et les compétences qui leur suffisent (et qui leur sont éventuellement nécessaires) pour déployer leur lexique conceptuel, autrement dit enfin la VP sufficiency de cette pratique théorisée de la psychanalyse d’enfants. Mais une telle description n’est pas possible si l’on ne précise pas quel est le métavocabulaire pragmatique qui la permet. Il faut un vocabulaire V’ bien distinct, pour dire comment et pourquoi lesdites pratiques et compétences produisent précisément V (ou suffisent à le produire, et pourraient peut-être produire plus ou autre chose).
Or V’ et V entretiennent des relations fort différentes par exemple de celle d’un métalangage avec un langage, ou d’une traduction par rapport un original. Brandom fait par exemple remarquer qu’on augmente la conscience réflexive des acteurs en enrichissant leur lexique d’un métavocabulaire pragmatique qui leur permet de se dire ce qu’ils font, ou de se le décrire à eux-mêmes, quand ils déploient le dit lexique. Autrement dit, VP sufficiency et PV sufficiency sont liées (du moins en puissance) récursivement. Expressivité et récursivité marchent main dans la main. On ne trouve rien de cela dans le rapport d’un métalangage un langage, ou d’une traduction eu égard à un original.

En tout cas, et c’est la raison pour laquelle je voulais terminer sur ces avancées de Brandom, qui sont postérieures à Making It Explicit, voilà la machinerie conceptuelle qui sert à mettre en batterie sa doctrine de l’expression – et même si elle peut être implémentée sous forme d’algorithmes au moyen d’automates théoriques, ce n’est pas intrinsèquement nécessaire.

Dans le cas de la psychanalyse d’enfant, ce que je me propose a deux aspects. D’une part, il s’agira de contester l’idée largement dominante que le fondement des thérapies se trouve dans une « théorie psychologique » donnée d’avance dans le corpus de la psychanalyse, et appliquée aux enfants (selon des règles qui sont internes aux catégories de cette théorie). En d’autres termes, je veux montrer que ce qui donne sens et légitimité aux concepts des psychanalystes d’enfant, ce sont leurs pratiques (rituelles) de resocialisation des enfants, et non la cohérence de ces pratiques par rapport à des catégories canoniques a priori. À supposer que j’y arrive, autant pour la PV sufficiency du corpus théorique de la psychanalyse d’enfant. Simplement, en décrivant cette PV sufficiency, je mobilise un certain lexique particulier (manifestement extra-psychanalytique) : je suis donc aussi redevable de la VP sufficiency de ma description. Mais la démarche de mon enquête se fait alors épistémologique et critique d’une façon, apparemment, inédite. Car je me retrouve désormais muni d’un métavocabulaire pragmatique (V’) que je peux confronter au lexique-cible de la psychanalyse d’enfants (V). Or, comme les acteurs se le représentent ordinairement, ce lexique-cible ne puise pas du tout son sens et sa légitimité des pratiques dont il procède. Au contraire, il est censé régler lesdites pratiques. C’est d’ailleurs pourquoi ce lexique-cible se donne en général sous une forme psychologique naturaliste (les lois d’un inconscient sexuel universel, etc.). Quel peut être l’effet de « réinjecter » ledit métavocabulaire pragmatique dans le lexique psychologique naturaliste qui est le premier niveau de conscience de leurs pratiques que partagent les acteurs ? En quoi ma démarche peut-elle être « critique », vu qu’elle ne concerne pas centralement les pratiques effectives de ces acteurs (P), plus ou moins laissées en l’état, mais davantage les représentations rationalisantes (V) qu’ils s’en font ? Que subissent au juste les catégories opératoires à ce premier niveau de conscience, quand elles sont dénaturalisées et dépsychologisées par l’opération ?

Mon intuition, c’est que ce type de questions, autrement dit cette façon de découper le problème de l’expression, de la réflexivité, de la pratique et des catégories réflexives dans lesquels la pratique s’articule, n’est pas limité à l’objet étroit que j’examine, et qu’il permet aux philosophes de mettre en œuvre une lecture critique de certaines pratiques et conceptions que les gens s’en font qui offre des points de convergence significatifs avec une science sociale d’inspiration pragmatiste.
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1 Il faut donc bien distinguer l’inférence de la logique formelle, ou l’implication, celle du connecteur « si... alors... », ou « ⸧ », de l’inférence matérielle, laquelle est ce que nous rencontrons en pratique, et donc d’abord, dans quelque chose comme « pas de fumée sans feu », en sorte que, en une bonne doctrine pragmatiste, on doit toujours considérer que l’inférence formelle est une explicitation réflexive fondée sur des inférences matérielles.

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