Le séminaire inauguré
cette année revendique fortement son titre, philosophie « et »
sciences sociales, par contraste avec un autre dont il se démarque,
malgré des affinités de contenu évidentes : philosophie
« des » sciences sociales. Il ne se propose pas, en
effet, une critique épistémologique des sciences sociales
contemporaines. Il se propose tout autre chose : mettre à
l’épreuve une hypothèse de grande portée selon laquelle la
philosophie et les sciences sociales, solidairement, contribuent à
augmenter la réflexivité collective sur les transformations des
sociétés modernes, voire expriment (articulent, rendent plus
explicite) cette réflexivité à l’œuvre dans les pratiques
sociales de tous ordres caractéristiques de cette modernité.
L’expression
« sciences sociales » est prise au sens large : il
s’agit non seulement de la sociologie et de l’anthropologie, mais
aussi bien de l’histoire, voire du droit (au moins sous certains
aspects), mais aussi de la psychanalyse – ne serait-ce que parce
que cette dernière est apparue comme une forme de réflexivité
spécifique dans la modernité récente, sans oublier la mise en
cause radicale des idéaux du moi qu’a su y identifier la « théorie
critique ».
Un fil conducteur
naturel pour développer cette grande hypothèse, c’est d’examiner
comment le « tournant pragmatiste » des sciences sociales
contemporaines (au cœur du programme scientifique du Lier-FYT) bénéficierait des
avancées de la philosophie pragmatiste actuelle, mais aussi de
l’élucidation des difficultés qu’elle a mises au jour dans le
projet pragmatiste initial (celui de Dewey ou de Mead). De façon
symétrique et inverse, on se propose de confronter cette philosophie
(qui est une philosophie de l’esprit, donc du langage et de la
logique, mais aussi une philosophie de l’action et une philosophie
sociale) aux avancées et aux problèmes des sciences sociales
d’inspiration pragmatiste.
Un accent particulier a
été mis sur le « champ de bataille » (Kampfplatz,
dit Kant) qu’a ouvert aujourd’hui la contestation des doctrines
dominantes de la représentation et de l’action avec, disons, le
tournant naturaliste et cognitiviste de la philosophie
« analytique ». La construction d’une alternative
rigoureuse à ce tournant est notoirement difficile. Vérité,
objectivité, relativisme et constructivisme, historicisme ou
platonisme, autant de notions et d’options au centre du débat.
Mais surtout, la rationalité que promeuvent ces conceptions
dominantes dans le champ de la philosophie analytique d’aujourd’hui
est généralement contraire à l’esprit des sciences sociales
« classiques » – si, du moins, on considère que
l’individualisme méthodologique est incompatible avec le courant
issu des travaux de Durkheim, Mauss, Elias, etc. Les séminaire
trouve donc dans le croisement de ces disputes, qui a été peu
entrepris de façon systématique, son terrain propre.
Pour commencer à
l’arpenter, le séminaire s’est donc déployé sur deux axes.
Le premier, c’est un
commentaire de l’œuvre majeure de Robert Brandom, Making It
Explicit. Le philosophe américain s’est en effet consacré à
proposer une alternative méthodique, d’inspiration explicitement
pragmatiste, aux théories dominantes de la
représentation et de l’action. Le maître-mot de cette
alternative, c’est un rationalisme dit « expressiviste »,
et c’est à sa clarification qu’on s’est attelé. En 2018-2019,
la moitié de l’œuvre a été parcourue, contextualisée au sein
des polémiques philosophiques d’aujourd’hui, et rattachée dans
ses grandes lignes à une lecture ample de l’histoire de la
philosophie moderne : Kant, Hegel, Frege, Wittgenstein et
Heidegger. On a aussi commencé à élucider les relations de Brandom
avec Sellars, Dennett et Davidson. L’année 2019-2020 sera
consacrée à lire la seconde moitié du livre.
Le second axe est moins
intuitif et plus empirique. Il a consisté à interroger sur la base
d’une philosophie de l’esprit et d’une philosophie sociale
pragmatistes une pratique tout à fait particulière : la
psychanalyse avec les enfants. À rebours de la compréhension
psychologique de ces pratiques par les acteurs eux-mêmes, on a
commencé à soulever l’hypothèse qu’il s’agirait non pas de
l’application d’une théorie du fonctionnement mental morbide des
enfants, théorie prétendument corroborée par la clinique, mais
d’un « rituel thérapeutique » qui se décline en une
série d’opérations visant à resocialiser des enfants confrontés
aux contradictions et aux contingences de leur devenir-adulte. C’est
une illustration éloquente de la force critique de l’approche
pragmatiste pour dénaturaliser et dépsychologiser certains faits
sociaux et les théories que s’en font les acteurs, mais en
s’efforçant toutefois de respecter ces pratiques, et de comprendre
les principes de leur efficacité sociale en fonction des contraintes
de tous ordres (institutionnelles comme épistémiques) qui
s’exercent sur les protagonistes et sur les idéologies qui
émergent de leurs pratiques concrètes. En 2019-2020, l’enquête
se poursuivra, mobilisant toujours plus des approches
socio-anthropologiques alternatives à la psychologie, en approchant
de plus près les faits et gestes des psychanalystes avec les
enfants. Or la philosophie pragmatiste peut, selon nous, renouveler à
la fois la philosophie et l’histoire de la psychanalyse, mais
aussi, à plus longue échéance, réarticuler de façon originale
(distincte en tout cas de la « théorie critique ») la
psychanalyse au champ des sciences sociales. Vu le crédit dont jouit
cette dernière depuis une vingtaine d’années, nul besoin de
souligner à quel point cet autre front du champ de bataille promet
lui aussi d’être animé.
Sur le plan pédagogique,
enfin, ce séminaire a mis en œuvre deux pratiques, qu’on
reconduira. Tout d’abord, les étudiants sont invités à
abandonner toute attitude de surplomb touchant l’élaboration
philosophique et épistémologique, puisque les polémiques qu’on
tente de comprendre et de formaliser sont ceux dans lesquels nous
sommes tous pris actuellement. Commenter un philosophe vivant, comme Brandom,
qui a d’ailleurs publié cette année son deuxième livre majeur, A
Spirit of Trust, c’est ne plus pouvoir s’abriter derrière
des interprétations légitimes et stabilisées, comme ils en ont eu
l’habitude lors de leurs études antérieures. C’est dialoguer de
plain-pied avec lui. Outre les habituelles fiches de lecture, il a
donc été proposé aux volontaires de traduire un ouvrage de
Brandom, Reason in Philosophy, pour contribuer à disséminer
ses questions. Le fruit de leur labeur sera publié avec l’aide
financière de l’EHESS dès 2020. Autant que faire se peut, cet
effort de traduction, c’est-à-dire à la fois de compréhension
d’un penseur et de mise à disposition de ses arguments auprès de
la collectivité, sera repris en 2019-2020. Second procédé
encouragé : rapprocher le plus possible, quand le sujet s’y
prêtait, le travail des étudiants en Master d’un terrain
d’enquête concret, et de l’observation de la manière dont des
acteurs engagés dans des activités déterminées font la théorie
de ce qu’ils font. L’analyse conceptuelle, argumentative,
réflexive et critique qui reste au cœur de la philosophie est
réputée s’enrichir de l’examen « socratique »
desdites activités dans leur contexte social. Un co-jury avec un
sociologue est et sera toujours possible.
Le séminaire est
accessible sur le blog
https://philosophiesciencessociales.blogspot.com/
Les cours ont été enregistrés, ainsi que les exposés de la
journée d’étude du 21 juin 2019, « Expression et
expressivisme. De la philosophie de l’esprit et du langage vers les
sciences sociales? » organisée par le Lier-FYT.
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