mardi 18 février 2025

6. Le rêve de la "solution" injectée à Irma et la théorie du rêve satisfaction de désir: chapitre 2 et 3

Bibliographie

S. Freud, L'Interprétation du rêve, OCP IV, 2003, PUF. (voir en ligne)

D. Anzieu, L'Auto-analyse de Freud et la découverte de la psychanalyse, vol.1, 1975², PUF (pas l'édition réduite en un seul volume), p.87-240

P.-H. Castel, Introduction à L'Interprétation du rêve de Freud. Une philosophie de l'esprit inconscient, PUF, 1998, chapitres 2 et 3.

P.-H. Castel, "Des rêveurs en leur rêvoir. Pour une histoire conceptuelle des rêves et de l'appareil psychique", manuscrit non publié.

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(Enregistrement de la séance)

Voir aussi la discussion ci-dessous avec Ricardo Paiva

3 commentaires:

Pierre-Henri Castel a dit…

Dans ma lecture de Freud dans le cadre de ma formation psychanalytique, on avait tendance à le lire rétrospectivement, c’est-à-dire à travers une certaine version déjà constituée de Freud, pour laquelle son naturalisme ne joue qu’un rôle secondaire. L’argument implicite étant que Freud aurait été un mauvais épistémologue de lui-même. Mais si l’on prend au sérieux ses ambitions scientifiques, on ne peut pas régler le problème de cette façon.

Je me demande donc pourquoi, dans une perspective naturaliste, ne pas intégrer directement le rêve dans la théorie des névroses, comme un élément subordonné à une théorie médico-psychologique ? Freud semble explicitement refuser cette possibilité lorsqu’il écrit : "Mon intention est bien plutôt, avec la résolution du rêve, de produire un travail préliminaire donnant accès aux problèmes plus ardus de la psychologie des névroses." Quelle est donc cette ambition de formuler une théorie générale du fonctionnement psychique en dehors du cadre pathologique ?

Dans cette même optique, en gardant à l’esprit la première topique qu’il expose dans le chapitre VII, on peut se demander si son souci de scientificité ne l’a pas conduit à s’appuyer sur le modèle de l’arc-réflexe pour proposer un modèle d’appareil psychique qui donnerait au rêve une place « scientifiquement fondée ». Pourtant, Freud convoque aussi l’autorité du langage ordinaire pour valider sa théorie. Il écrit ainsi : "Il m’a fallu reconnaître que nous sommes ici, une fois de plus, en présence d’un de ces cas nullement rares où une très ancienne croyance populaire obstinément maintenue semble s’être davantage approchée de la vérité des choses que ne le fait le jugement de la science aujourd’hui en vigueur." Et aussi, il reprend une formule de la langue courante : "Pour l’usage de la langue, le rêve est bien avant tout le doux accomplisseur du souhait." Comment comprendre cette stratégie d'avoir recours au langage ordinaire comme source de légitimité scientifique (on peut penser aussi au mythes) ?

Enfin, je me demande si cette ambition scientifique ne se traduit simplement pas par une lecture du rêve ancrée dans un cadre individualiste. Freud affirme que "la technique que j’expose dans ce qui suit s’écarte de la technique des Anciens sur ce point essentiel : c’est au rêveur lui-même qu’elle impose le travail d’interprétation." De même, il souligne l’égoïsme des rêves. Cela ne révèle-t-il plutôt un cadre socio-anthropologique particulier (celui des sociétés qui réfléchissent au rêve en termes individualistes) qu'une vérité universelle sur la nature du rêve ? Est-ce à rattacher à votre proposition d'envisager la psychanalyse en tant qu'un rituel thérapeutique propre aux sociétés individualistes ?

Pierre-Henri Castel a dit…

Quelle est donc cette ambition de formuler une théorie générale du fonctionnement psychique en dehors du cadre pathologique ?
Sur ce premier point, je crois qu’on peut dire deux choses.
La première, c’est que nous sommes dans le cadre de la science de langue allemande, et non de la psychopathologie française. Pour cette dernière, il ne fait aucun doute que la méthode pathologique, qui est un prolongement de la méthode proposée par Auguste Comte dans le cadre du positivisme, et qui était la norme de la construction des premières théories psychologiques en France, aurait rendu absolument naturelle l’idée que le pathologique révèle le normal. En revanche, quand on se situe dans le cadre de la biologie et de la neurologie de langue allemande, avec son imprégnation darwinienne extrêmement profonde, on n’est pas dans le même cadre de pensée. Dans ce dernier cadre, en effet, il ne sert à rien du tout d’indiquer ce qu’est une pathologie, lorsqu’on ne sait pas à partir de quoi se constitue l’écart à la norme. On est en danger, au contraire, de traiter comme pathologique une variation anodine, voire une variation qui a une signification évolutionnaire. Notez que le même problème se pose avec les sciences cognitives. La psychiatrie cognitive ne peut être qu’une extension des sciences cognitives normales. On part du normal, et c’est seulement à partir de la compréhension de ce qui est fonctionnellement nécessaire et nécessaire également d’un point de vue évolutionnaire, qu’on peut commencer à faire des hypothèses sur ce qui est une variation par rapport au cas standard, et ce qui est une variation authentiquement pathologique. Il y a donc deux esprits très différents dans la construction du rapport du normal au pathologique.
La seconde chose qu’on peut dire, c’est que l’objectif du livre sur les rêves et de persuader n’importe qui, serait-il non névrosé, de l’existence de processus inconscients. Aux yeux de Freud, il serait trop facile de dire que ces théories sur le fonctionnement de l’inconscient sont des effets en aval du statut névrotique de ses patients. Néanmoins, il faut reconnaître qu’il se heurte à une difficulté fondamentale. D’un côté, il ne se présente pas lui-même comme névrosé, au contraire, et il veut mettre en évidence l’existence de processus de pensée inconscients qui existent chez n’importe qui. C’est par ce biais, en particulier, qu’il devient envisageable de recruter des psychanalystes qui ne sont pas des névrosés, et de diffuser la conception du psychisme caractéristique de la psychanalyse. D’un autre côté, il y a nécessairement une continuité implicite entre les processus normaux et les processus pathologiques, qui fait ressembler le rêve à une mini-névrose. Notez bien que dans la postérité de la psychanalyse, tout particulièrement chez Bion, et à mesure que le thème du traumatisme, y compris sous des formes discrètes, monte en puissance, de plus en plus le rêve est une telle mini névrose. En revanche, dans le livre sur les rêves, il n’en est rien. C’est parce que l’on comprend le mode de fonctionnement du rêve qu’on devient mieux capable d’apprécier en quoi un rêve est névrotique ou, parce que la chose reste ambiguë, qu’il s’agit du rêve d’un névrosé, et non de celui d’une personne saine. Enfin il ne fait aucun doute que pour Freud la compréhension du rêve a une signification bien plus que psychopathologique ; elle ouvre des perspectives sur la compréhension du fonctionnement psychique de l’humanité en général, et dans la suite des éditions du livre sur les rêves, toute une entreprise se développe qui porte sur le symbolisme. D’une certaine façon, la théorie des névroses va tendre à devenir une sorte de psychanalyse appliquée, à l’usage des médecins, mais la psychanalyse proprement dite est une science du psychisme en général.

Pierre-Henri Castel a dit…

Comment comprendre cette stratégie d'avoir recours au langage ordinaire comme source de légitimité scientifique (on peut penser aussi au mythes) ?

Il est tout à fait exact que Freud, en plus d’élaborer une théorie complexe de l’appareil psychique fondé sur l’arc réflexe, ne néglige pas les indications sporadiques que nous donne le langage ordinaire sur les affinités du rêvé et du désiré. Toutefois, il n’est pas du tout sûr que ces deux approches soient à ses yeux contradictoires. C’est pour nous, de l’autre côté de notre lecture de penseurs tels Wittgenstein, ou des débats de la philosophie de l’esprit sur les explications par les causes et les explications par les raisons, qui avons tendance à durcir une opposition de ce genre. Elle n’était certainement pas aussi radicale à l’époque de Freud. Et sans doute pour de bonnes raisons : pourquoi faudrait-il que la construction élaborée d’un appareil psychique comme celui que propose le chapitre final du livre sur les rêves soit incompatible avec des expressions du langage ordinaire ? On a plutôt l’impression que c’est tout à fait cohérent, et que cela ne pose pas le moindre problème. Sauf que l’existence de telles traces de l’analogie du rêvé et du désiré dans le langage ordinaire n’a une fonction que d’indice. On ne peut pas en faire des phénomènes observables et stables, invoqués dans une démonstration scientifique, ce qui est au contraire le cas avec (du moins si l’on suit Freud !) les différents aspects complexes du rêve synthétisés et expliqués par le recours au fameux appareil psychique du chapitre final.
La tendance, amorcée depuis les années 1960, à tenter de « sauver » Freud de son positivisme mécaniste en invoquant des explications à la Wittgenstein est elle aussi à contextualiser. Si l’inconscient est un tel fait, disons « grammatical », le danger est grand de faire de l’intentionnalité inconsciente l’implicite de ce que nous disons. Un des avantages des théories mécanistes, c’est de ne céder en rien sur le caractère de rupture que représente l’inconscient par rapport au conscient. S’il suffisait pour accéder à mes désirs de déplier l’implicite associatif à partir de mes rêves, on ne voit pas pourquoi ce serait pas possible tout seul, ni ce que serait la valeur de l’ombilic des rêves, ni non plus pourquoi l’inconscient suivrait des lois de combinaison et de transformation d’images et de représentations, à la fois impénétrables à ma conscience introspective et universelles.