(Texte publié dans la lettre du Lier-Fonds Yan Thomas du 16 mai)
Le
11 mai, Robert Brandom avait accepté de venir à l’EHESS pour un
workshop autour de son deuxième grand livre, A
Spirit of Trust : A Reading of Hegel’s Phenomenology,
paru en 2019. Le soir, il
aurait prononcé une grande conférence, que je lui avais demandé de
consacrer à sa conception de l’histoire, du social et de la
modernité. Depuis deux ans, avec le petit groupe d’étudiants qui
s’est engagé dans cette aventure épique, je propose une lecture,
chapitre par chapitre, du premier grand livre de Brandom :
Making It Explicit :
Reasoning, Representing, and Discursive Commitment,
paru en 1994 (il y en a une traduction française en deux volumes, au
Cerf, sous le titre Rendre
explicite,
parue en 2010-2011). Nous comptions à l’occasion de sa venue à
Paris lui présenter autour d’un verre le fruit de ce labeur
collectif : la traduction française de Reason
in Philosophy : Animating Ideas,
un recueil d’articles paru en 2013, qui vient de paraître chez
Ithaque, et qui permet à certains égards de faire le pont entre ces
deux livres colossaux (plus de 800 pages pour sa lecture de Hegel,
700 pour Making It
Explicit !).
Brandom m’avait donné la permission de traduire la conférence
qu’il devait prononcer à l’EHESS, et il s’était montré très
touché de l’enthousiasme de notre petit groupe, puisque nous avons
mis en chantier une deuxième traduction, celle d’un recueil
d’articles sur une question centrale de son œuvre : les
transformations du pragmatisme américain en philosophie.
Perspectives on
Pragmatism : Classical, Recent and Contemporary,
paru en 2011, est donc actuellement dans les tuyaux, avec une partie
de l’équipe des étudiants-traducteurs du précédent livre, et
une poignée de nouveaux. Malgré la dureté des temps et l’angoisse
des libraires, les éditions du CNRS se sont montré intéressées.
Avec ce deuxième recueil-pont entre les deux sommets de l’œuvre,
le public francophone va donc pouvoir prendre la mesure de
l’élaboration philosophique tout simplement extraordinaire qu’est
l’œuvre de Brandom.
Extraordinaire,
mais aussi extraordinairement difficile. Comme je l’ai expliqué
aux étudiants ces deux dernières années, je ne crois pas, de toute
ma carrière, avoir été confronté à pareil défi. Brandom le
répète, pour lui, faire de la philosophie, c’est faire « le
genre de choses que faisaient Kant et Hegel ». De fait, Making
It Explicit présente
certaines caractéristiques de la Critique
de la raison pure :
une profondeur spéculative qui donne tellement le vertige qu’on
arrive souvent pas bien à percevoir les renversements qui sont
opérés, une technicité dans l’exposition et la preuve qui
implique d’immenses lectures préalables et, parfois, des
considérations de calcul logique dont les détails m’ont passés
au-dessus de la tête, et, pour l’esprit général du livre, un
dialogue permanent avec toute l’histoire de la philosophie moderne,
des post-cartésiens à Wittgenstein et Heidegger, qui a une qualité
franchement dérangeante dans le paysage contemporain de la
philosophie : car ce dialogue est aussi
une histoire synthétique et critique de la philosophie dite
« analytique », de Frege, Russell et Carnap, de son père
américain, Sellars, jusqu’aux meilleurs penseurs récents de cette
tradition, Kripke, Dummett et Davidson. Brandom, à certains égards,
ne fait plus aucune différence entre la philosophie « continentale »
et la philosophie « analytique », et même, en revenant
avec éloge à Hegel, et en le défendant « analytiquement »,
il répare la cassure inaugurale pratiquée par Russell un peu avant
1900, et qui a donné longtemps l’impression qu’il existait deux
philosophies inconciliables dans la modernité : l’une
allemande (et française), qui court jusqu’à Heidegger, l’autre,
disons austro-britannique, aux yeux de qui tout ce qui sort de la
phénoménologie, de l’herméneutique, ou de l’histoire de la
philosophie est à peu près sans valeur.
Il
y a toutefois une grande différence entre expliquer Kant ou Hegel,
et expliquer Brandom : c’est qu’il est notre contemporain.
Aucun commentaire ni élucidation d’ensemble ne nous préparent à
le lire, et nous sommes donc dans la position du curieux cultivé qui
se rend chez son libraire un beau matin de 1781 ou de 1807, achète
son exemplaire tout neuf de la Critique
ou
de la Phénoménologie,
et se lance « à mains nues » dans l’aventure – et se
retrouve confronté à la question de savoir si, oui ou non, il a
entre les mains un livre qui fera date dans l’histoire de la
pensée.
On
pourrait, en peu de mots, caractériser la philosophie de Brandom en
disant qu’elle a projeté d’offrir une alternative systématique
au paradigme qui domine aujourd’hui la rationalité philosophique.
Sous toutes sortes de formes, ce paradigme repose sur la notion de
représentation,
une représentation vraie étant objectivement adéquate à l’état
des choses, avec un tropisme récent, mais dont la séduction vient
de loin, pour l’idée d’une interaction causale
entre les choses et les organismes qui les connaissent, ce qui
s’intègre très bien à une vision naturaliste et évolutionniste
de la connaissance. Ce qui fait que cette connaissance est objective,
c’est ensuite la conformité des représentations qui la
véhiculent, et dont les individus sont les porteurs, avec les lois
de la logique. Ces principes de vérité expliquent
pourquoi une connaissance est objective. Logicisme d’un côté et
liens multiples de l’autre avec le naturalisme cognitivisme, voilà
la philosophie « analytique » d’aujourd’hui. Nul
besoin d’insister sur la norme professionnelle de sérieux et de
scientificité qu’elle a très souvent fini par constituer.
Comment
offrir une alternative à ce représentationnisme cognitif, à ce
logicisme, à cette conception explicative de la vérité en
sémantique ? Mais comment en même temps ne pas jeter la
rationalité et l’héritage de cette tradition logique avec l’eau
du bain ? Telle est la
question...
Un
point d’entrée commode pour comprendre la démarche de Brandom est
de revenir à sa façon de comprendre Kant. À ses yeux, le cœur
vivant des Lumières, c’est l’idée que les statuts politiques
(l’autorité) dépendent des attitudes que nous adoptons à leur
égard (de la reconnaissance de l’autorité), et que ces statuts et
ces attitudes ont une teneur intrinsèquement normatives. En d’autres
termes, pas d’autorité sans responsabilité. Ce message de
Rousseau, selon Brandom, passe à Kant en ceci que penser, ce n’est
plus simplement juger, c’est, en jugeant, assumer une certaine
sorte de responsabilité
normative,
d’« engagement » à l’égard non seulement de ce qui
est le contenu du jugement, mais des conséquences logiques de ce
jugement (y compris celles que je ne me représente pas
psychologiquement au moment où je forme le jugement, mais à l’égard
desquelles les autres peuvent me tenir engagé). La philosophie
moderne est donc historiquement et politiquement située. Ce qu’est
connaître, ce qu’est la vérité, ce qu’est l’intentionnalité
des actions, autrement dit les raisons pour lesquelles nous les
accomplissons, tout cela ne dépend pas de propriétés intemporelles
du genre d’organismes que nous sommes, ni de l’évolution
darwinienne. Pour nous, modernes, demander ou offrir des raisons,
cela implique tenir
(une attitude épistémique) que telle ou telle proposition est bien
la raison de telle autre, reconnaître
(une autre attitude épistémique) pour telle et telle raison
l’autorité objective de ceci ou cela, quand nous évaluons la
vérité de nos propositions, etc. Ce déplacement vers le normatif
est capital.
Son
complément, chez Brandom, c’est une certaine interprétation de
Hegel, qu’on a qualifié à juste titre de « pragmatiste ».
Car aller jusqu’au bout de cette intuition des Lumières, c’est
la dépouiller de son enracinement libéral-individualiste, et
considérer que la normativité qui traverse de part en part la
connaissance est sociale.
Non seulement il nous faut considérer ce que nous faisons
quand nous raisonnons, ce qui fait donc le primat de cet acte
de langage qu’est l’assertion, le jugement, qui nous engage
normativement, car c’est cela qui, au sens pragmatique, manifeste
le primat de nos attitudes dans la connaissance ; mais il faut
également se rendre compte du processus social
de justification, de correction et d’approfondissement de la
connaissance qui est rendu possible par cette normativité même,
puisque les autres nous tiennent comptables de nos engagements
épistémiques ou pratiques. Au total, rien ne se stabilise jamais de
nos connaissances sinon au fur et à mesure d’un processus
historique et
collectif
d’intégration, de sélection, de rectification, etc.
C’est
tout le sens de la relecture de la tradition pragmatiste par Brandom,
jusqu’à Dewey et Rorty. Il remonte, avec Louis Menand, à ses
origines dans le Metaphysical Club de Harvard. Ce groupe de
discussions, mais qui a duré à peu près toute l’année 1872,
était né du choc infligé par la découverte que la démocratie
américaine n’avait pas du tout empêché l’esclavage, et du choc
plus grand encore de découvrir qu’elle ne s’assumait justement
pas comme une démocratie
quand, pour combattre l’immoralité de l’esclavage, on invoquait
des principes « transcendants » – et non la politique
humaine de l’argument : donner et demander des raisons. Le
Metaphysical Club, de ce point de vue, a plutôt été le cimetière
américain de la métaphysique. Le pragmatisme y est né du refus
absolu d’une Vérité transcendante détachée du processus social
de l’expérience et, notamment de l’expérience de la nouveauté,
et de la discussion rationnelle ouverte.
Comme
on voit, en puisant à ces deux sources, disons
kantiennes-hégéliennes et pragmatistes, Brandom propose une
histoire de la modernité et de la réflexivité rationnelle où la
« démocratie en Amérique » et sa crise cruciale (la
Guerre de Sécession) jouent un rôle-clé. C’est sur ce sol
politique et moral concret que s’élève en effet une idée
normative de la réflexivité sociale.
Tout
le point est de comprendre, ce sur quoi nous avons peiné depuis deux
ans avec les étudiants, comment ce schéma alternatif, où une
« pragmatique normative » de l’engagement épistémique
et pratique débouche sur une conception socio-historique de la
raison, constitue effectivement une alternative au paradigme
dominant, représentationniste et cognitiviste, de la philosophie
d’aujourd’hui.
On
pourrait resserrer l’enjeu autour de deux questions fortement
controversées.
La
première, constamment soulevée pour disqualifier le pragmatisme
traditionnel comme une forme de relativisme, consiste à dénier à
une approche par les attitudes épistémiques (ce que nous
tenons pour
vrai) le moindre rapport avec la vérité objective.
Le défi, c’est donc de construire une théorie réellement
pragmatiste de la connaissance mais où nous puissions tous
penser la même chose, et cependant avoir tous tort.
Car alors, et alors seulement, l’objectivité ne sera pas un terme
vide, ou le résultat d’une pure convention socio-historique. La
seconde, beaucoup plus technique, consiste tout simplement à
expliquer comment
en tenant juste pour vrai quelque chose, on peut néanmoins la tenir
« vraiment » pour vrai, c’est-à-dire atteindre une
vérité qui ait les mêmes qualités et les mêmes effets que la
vérité transcendante du schéma représentationniste. Pour cela, il
n’y a pas d’autre façon de procéder que de décrire
minutieusement ce que nous faisons en fait quand nous tenons quelque
chose pour vrai, et d’expliquer comment nous pouvons alors, d’un
bout à l’autre, nous dispenser de la moindre référence
explicative
à des principes de vérité. Ce n’est pas du tout, défend
Brandom, que la vérité n’existe pas. C’est que cette notion
nous permet seulement
d’exprimer
ce qui arrive quand nous tirons correctement, les uns avec les
autres, et dans l’usage originaire du langage, les conséquences de
nos engagements épistémiques et pratiques. Le pragmatisme est
nécessairement un « expressivisme ».
Partir
de cette conscience historique du fait que nous sommes des modernes,
autrement dit des gens liés pour le meilleur ou pour le pire à
l’aventure de la préséance des attitudes sur les statuts, y
compris des attitudes dans
la connaissance (tenir
pour vrai ceci ou cela, s’engager
à l’égard des conséquences du contenu de ses jugements,
reconnaître
à une objectivité l’autorité normative d’invalider ce que nous
tenions jusqu’ici pour vrai, etc.), voilà enfin qui a contribué à
modifier notre rapport à la technicité de l’argument de Brandom.
Je l’ai dit, elle est écrasante. Elle implique mille innovations
conceptuelles, une reprise méthodique de plusieurs fondements de la
logique mathématique contemporaine, et même, par endroit, des
incursions dans le champ de l’Intelligence Artificielle. Elle se
présente à première vue comme une polémique nourrie contre
l’histoire officielle de la rationalité au XXe siècle, depuis
Frege. Mais c’est aussi une contre-construction qui touche aux
fondements des « évidences » de la naturalisation
cognitiviste de la connaissance, ou encore des postulats fondamentaux
de la théorie du choix rationnel et de la théorie de la décision,
quand il s’agit de décrire l’intentionnalité pratique.
Or,
m’a-t-il semblé, ce qui fait le caractère fascinant de
l’entreprise, ça n’est pas seulement sa dimension scolastique,
pro et contra,
habituelle à la philosophie analytique, et poussée par Brandom au
dernier degré de la virtuosité. On prend peu à peu conscience en
lisant Brandom que la contre-construction qu’il élabore, en
s’appuyant exclusivement sur ce que nous faisons
quand nous raisonnons, ne produit pas une justification, disons
intellectuelle, de sa propre démarche. Elle la met en acte, elle
l’auto-produit. En d’autres termes, la torture mentale que nous
nous sommes infligés en lisant Making
It Explicit a
une vocation transformatrice. Penser en-dehors du schéma de la
vérité comme adéquation de la représentation aux choses, et
découvrir que la réflexivité et la normativité de la connaissance
sont des faits sociaux et historiques, c’est vivre une révolution
intérieure – et la difficulté phénoménale de l’argumentation
de Brandom prend alors un aspect nietzschéen.
La difficulté à le lire, c’est tout simplement l’épreuve
thérapeutique qui consiste à se guérir de la « raison
représentative », à perdre notre ultime « piété »
envers une vérité ou une objectivité qui « transcenderait »
réellement nos pratiques de connaissance. La manière dont il répond
aux deux défis que je citais plus haut ne nous fais pas changer
d’idée, mais de manière de raisonner.
Robert
Brandom ne sera pas avec nous le 11 mai. Nous ne pourrons pas, hélas,
lui présenter notre traduction. Puisse ce billet honorer quelque
chose à quoi il tient énormément : que la philosophie cesse,
à l’université, d’être ce constant pinaillage sur la
compréhension des auteurs de la tradition, pour renouer avec sa
véritable vocation de création logique et conceptuelle, et qu’elle
nous fasse sentir le caractère vertigineusement ouvert de la raison
– y compris dans ces domaines éthérés et cristallins que sont
les idéalités de la sémantique formelle, la théorie de la vérité
ou de la référence. Pour ce 11 mai, c’est une forme spéculative
du déconfinement.
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