vendredi 29 janvier 2021

Assertion et inférence selon Brandom: origine, développement et perspectives métaphilosophiques

Exposé au séminaire "Assertion et performativité", sous la direction de Bruno Ambroise, Michel de Fornel et Philippe Büttgen du jeudi 4 février 2021.

(Enregistrement de l'exposé)

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Lectures préalables

 R. Brandom, "Asserting", Noûs, 1983, 17, n°4, p. 637-650.

 R. Brandom, "Expressing and attributing beliefs", Philosophy and Phenomenological Research, 1994, 54, n°4, p.. 905-912.

J. McDowell, "Motivating inferentialism. Comments on chapter 2 of Making It Explicit", chap. 17 de The Engaged Intellect, Harvard University Press, 2013.

Pour entrer dans Making It Explicit: "La pragmatique expressive selon Brandom" et "La sémantique inférentialiste de Brandom".

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A/ Pourquoi Brandom?

Pour une approche métaphilosophique du projet de Brandom: sa philosophie implique en effet une prise de position sur la place de la philosophie dans le développement de la rationalité réflexive moderne (et donc des sciences sociales). Son lien substantiel avec Rorty et Habermas. A contrario, la longue polémique avec McDowell, qui reste intra-philosophique, voire scolastique.

Le cœur de cette polémique, enjeu de cet exposé: le lien entre une pragmatique normative de l'assertion et l'inférentialisme épistémologiquement anti-représentationniste est-il intrinsèque ou contingent? Dit autrement: le seul "jeu de langage" (Sprachspiel) de demander et donner des raisons, si nécessaire soit-il, suffit-il pour procurer aux assertions (aux propositions) leur contenu conceptuel?

McDowell comme repoussoir. La philosophie sociale de Brandom, certes inachevée, mais suivie jusque dans la lecture de Hegel, ouvre sur une critique à vocation sociologique du représentationnisme individualiste dominant (conceptions naturalistes cognitivistes, théorie du choix rationnel et de la décision). Elle arme conceptuellement une sociologie de la connaissance qui prendrait en charge certains aspects ultimes de la rationalité moderne, notamment le développement de la logique au 20e siècle. Brandom proche de l'individualisme holiste de Weber.

B/ D'"Asserting" à Making It Explicit

1. Les 6 thèses programmatiques essentielles d'"Asserting".

  • Les assertions s'analysent en fonction des inférences qu'elles permettent de substituer salva veritate. Asserter (comme doing), c'est émettre un permis d'inférer.
  • La vérité n'est jamais qu'une notion technique auxiliaire utilisée pour "codifier" ceci que les bonnes inférences n'ont jamais de prémisses vraies et de conclusions fausses. Primat de l'inférence et de l'incompatibilité matérielles sur l'implication et la négation formelles.
  • Une fois écartée la sémantique formaliste ensembliste (i.e. représentationniste), on entre dans un espace normatif d'attitudes et de statuts épistémiques: permettre d'inférer, être engagé aux conséquences (devoir les tirer), être habilité à tenir-quelque-chose-pour, se voir reconnaître une autorité dans l'assertion de contenus conceptuels, être mis au défi de se/les justifier, etc. Pas de norme sans vie sociale de la raison.
  • Asserter, c'est faire deux choses: asserter son droit à asserter un contenu, tout en assumant ses responsabilités à l'égard de ce contenu (devoir en tirer les conséquences, etc.). La primitive explicative de Brandom, c'est l'attitude normative adoptée, et ceci est juste un approfondissement de la conception que Searle se fait de l'assertion. Mais pour éviter un cercle seulement cohérentiste, l'autorité de celui qui asserte doit aussi s'articuler à la justification des inférences.
  • Pour faire la différence entre tenir-pour-justifié et tenir-pour-vrai, il faut inclure un moment perspectif dans le travail épistémique de la communauté. Tenir-pour-vraie quelque chose (fürwahrhalten), c'est ce qui arrive quand ce que les autres assertent de leur point de vue, on est disposé à y souscrire pour soi-même.
  • L'autorité du monde ne s'étend pas au-delà de ce sur quoi la communauté (en ce dernier sens: à la fois du commun et du perspectif) s'accorde pour la reconnaître: le monde est constitué de "faits", pas de "choses".

2. Leur explicitation dans Making It Explicit: pourquoi elle produit in fine une forme d'autojustification (de complétude expressive)

Réaliser le programme d'"Asserting" implique une sorte de déduction transcendantale (une autocritique réflexive immanente) des pouvoirs du langage ordinaire. Il faut lui faire dire (exprimer), en langage ordinaire, ce qui fait du langage ordinaire lui-même le médium de la vie rationnelle = sociale, en montrant l'articulation différentielle systématique de chacune des locutions-clés qui nous permettent de penser objectivement (i.e. du vocabulaire intentionnel). Making It Explicit est l'équivalent pragmatiste-analytique de la Phénoménologie de l'esprit: le livre déduit son propre idiome spéculatif.

Le rejet de la logique mathématique et donc de la sémantique tarskienne-davidsonnienne, pour "expliquer" la rationalité discursive. On peut utiliser des techniques de "codage" logico-mathématique, mais le contenu conceptuel relève de l'assertion-inférence. L'anti-formalisme/anti-cohérentisme des  implications logiques repose sur un regressus ad infinitum: "Le lièvre et la tortue" de Lewis Carroll.

Le primat des attitudes (tenir-pour, attribuer, etc.) sur les statuts (être engagé à, jouir d'une autorité, etc.) est un déplacement explicite de Rousseau-Kant vers Kant-Frege, donc du politique vers le sémantico-épistémique. Une dénaturalisation de la réflexivité (on est d'abord rationnel, et ensuite logique, pour exprimer réflexivement en quoi on est rationnel).

Le cœur technique de l'ouvrage consiste à démontrer que pour jouer le jeu de demander et donner des raisons, il ne faut que certaines attitudes et certains statuts, et que la description de leurs fonctions pragmatiques suffit à fournir les règles d'usage des opérations et des locutions discursives décisives pour le langage intentionnel, la pensée et l'action objectives. L'outil-clé: l'élucidation de la grammaire de l'intersubstituabilité des expressions (phrases ou termes sub-phrastiques), laquelle substituabilité préserve leur valeur inférentielle (dans la substitutions des assertions), ou leur fonction pour l'inférence (dans la substitution de sous-parties de l'assertion). Non plus la décitation, mais l'anaphore.

Au total, représentation et intention ne sont plus que des termes à valeur sémantique, et non plus des formats épistémiques-cognitifs, ni des facteurs causaux de l'agir. Brandom face à Rorty et Davidson.

C/ Perspectives hégéliennes: A Spirit of Trust

1. Contre le kantisme effarouché de McDowell. Le problème de l'objectivité "en soi", en tant qu'elle n'est justement pas l'objectivité "pour moi", question centrale de l'idéalisme post-kantien, mais aussi de tout pragmatisme. En quoi la pratique sociale de l'assertion permet d'y répondre.

Le choix d'une version faible du concept hégélien d'expérience (Erfahrung), en termes d'essais et erreurs. Connexion avec l'épistémologie de Dewey. Les deux problèmes qui se posent alors:

  • Comment ajuster la dépendance des statuts par rapport aux attitudes (qui les reconnaissent et qui les instituent), et l'indépendance relative de l'autorité épistémique des faits (donc l'objectivité) à l'égard de ces mêmes attitudes?
  • Si le vrai ne peut pas être ce qui m'apparaît juste être vrai, en revanche, si elle ne me semble pas d'abord être vraie, il n'y a pas de sens à vérifier une assertion.

2. Le réalisme modal, dernier mot de la conception brandomienne de l'assertion-inférence.

Idéalisme transcendantal et réalisme empirique, idéalisme objectif et réalisme modal. L'importance décisive de la modalité nécessaire des lois (Sellars: tout concept est comme "gros" d'une loi).

Les modalités déontiques (selon la nécessité de la règle conceptuelle), et leur vis-à-vis, les modalités aléthiques (le compatible et l'incompatible, le matériellement dérivable). Une analogie avec l'identité du sujet et la substance chez Hegel.

3. Le processus infini et asymptotique de la véri-fication sociale du contenu conceptuel de l'assertion-inférence.

Le processus de la confrontation des perspectives est équivalent à la "lutte pour la reconnaissance" en vue de l'autorité épistémique; il a lieu dans le temps historique. Brandom et l'histoire conceptuelle "whiggish": épistémologiquement, c'est un pauvre minimum, mais sémantiquement, c'est un paradigme indépassable.

Retournement final: de la normativité intrinsèque de l'assertion-inférence, jeu de langage absolument privilégié de la philosophie, à une norme philosophique pour toute rationalité réflexive en général, du point de vue pragmatiste. Confiance et magnanimité.

Contre le kantisme crispé de Habermas dans la Théorie de l'agir communicationnel. Brandom apporte de quoi surmonter autrement la critique du processus de rationalisation-bureaucratisation de la réflexivité moderne. Sa sémantique donne à concevoir une finalisation plus large du mouvement de la rationalité moderne (soit de ce qui s'opacifie et s'aliène ensuite comme rationalisation).

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